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L’USCOQUE.

vers la tour de Soranzo. Elle ne connaît plus ni la pudeur de l’orgueil outragé, ni la timide soumission de la femme, ni la crainte de la mort. Elle veut savoir et mourir. Orio a donné cependant des ordres sévères pour que la porte de ses appartemens soit gardée à vue. Mais les consciences coupables craignent l’horreur de la nuit. Le garde, qui voit venir à lui cette femme échevelée, avec tant d’assurance et les yeux animés d’une résolution désespérée, la prend à son tour pour un spectre, et tombe la face contre terre. Cet homme avait égorgé, quelques jours auparavant, sur une galiote marchande, une belle jeune femme, avec ses deux enfans dans ses bras. Il croit la voir apparaître, et s’imagine entendre sa voix plaintive lui crier : Rends-moi mes enfans ! — Je ne les ai pas, répond-il d’une voix étouffée, en se roulant sur le pavé. Giovanna ne fait pas attention à lui, elle marche sur son corps, indifférente à tout danger, et pénètre dans l’appartement d’Orio. Il est désert, mais des flambeaux sont allumés sur une large table de marbre. La trappe est ouverte au milieu de la chambre. Giovanna referme avec soin la porte par laquelle elle est entrée et se cache derrière un rideau de la fenêtre, car déjà elle entend des voix et des pas qui se rapprochent, et l’on monte l’escalier souterrain.

Orio paraît le premier ; trois musulmans d’un aspect hideux, couverts de vêtemens souillés de sang et de vase, viennent après lui, portant un paquet qu’ils posent sur la table. Naama vient le dernier et ferme la trappe, puis il va s’appuyer le dos contre la porte de l’appartement, et reste immobile.

Le vieux Hussein, le pirate missolonghi, avait une longue barbe blanche et des traits profondément creusés qui, au premier abord, lui donnaient un aspect vénérable. Mais plus on le regardait, plus on était frappé de la férocité brutale et de l’obstination stupide qu’exprimait son visage basané. Il a joué un rôle obscur, mais long et tenace, dans les annales de la piraterie. Hussein a servi autrefois chez les uscoques. C’est un homme de rapt et de meurtre, mais nul n’observe mieux que lui la loi de justice et de sincérité dans le partage des dépouilles. Nulle parole de commerçant soumis aux lois des nations n’a la valeur et l’inviolabilité de la sienne, et celui qui renierait le prophète pour un peu d’or, ferait rouler avec mépris la tête du premier de ses pirates qui aurait frauduleusement mesuré sa part de butin. Son intégrité et sa fermeté lui ont valu le commandement de quatre caïques et la haute main sur ses deux associés, hommes plus habiles à la manœuvre, mais moins braves au combat.