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ropéennes ; la seconde, qu’une fois conquises, elles ne peuvent être que beaucoup moins complètement assujéties. En Europe, après la victoire, le vainqueur se trouve en présence des familles qui sont les élémens de la nation ; son autorité peut donc descendre jusque-là, tandis qu’en Afrique la puissance victorieuse se trouve en présence des tribus, et ne saurait s’introduire plus avant. Toute domination, en effet, est obligée de s’arrêter aux élémens de la société ; il lui est interdit, il lui est impossible d’y pénétrer : autrement elle se rendrait si odieuse, qu’elle deviendrait insupportable et serait renversée. Que le pouvoir politique essaie, en Europe, de s’introduire dans la famille, il excitera contre lui un soulèvement général. La famille est sacrée pour nous ; c’est le sanctuaire de notre liberté : il doit demeurer inviolable à l’autorité publique. Il en est ainsi de la tribu pour les Arabes et les Kabaïles. Ils ne concevraient pas, ils ne supporteraient pas qu’un maître quelconque osât y porter la main. Tout pouvoir politique expire, pour eux, sur le seuil de la tribu, comme pour nous sur celui de la famille ; c’est là que commence, à leurs yeux, la vie privée qui n’est pas du domaine de l’état. Les Turcs avaient parfaitement compris toutes ces vérités. Ils se sentirent forts contre des nations divisées, et de là leur audace à s’établir par faibles détachemens sur tous les points du pays ; ils se sentirent faibles et impuissans contre des tribus compactes, et de là leur timidité à appesantir une domination qu’ils avaient été si hardis à saisir. À son tour, la politique de la France doit les comprendre et en partir. Ce qui est moins difficile qu’on ne le pense en Afrique, c’est d’y établir sur tous les points la domination française. Les tribus sont accoutumées à en souffrir une ; elles reconnaissaient celle des Turcs ; nous avons chassé les Turcs ; le pouvoir qu’ils exerçaient nous appartient ; elles ne seront point étonnées de voir la France s’emparer de cet héritage. Elles s’y attendaient le lendemain de la conquête, et ce jour-là, si nous avions su, nous aurions pu ; mais nous ne savions pas. La restauration était allée en Afrique sans savoir ce que c’était que l’Afrique ; sans s’en inquiéter ; elle ne s’était rendu compte ni de ce qu’elle en ferait, ni de ce qu’elle y ferait. La révolution de juillet et ses suites nous ont empêchés pendant six ans d’y penser. Nous nous y sommes conduits au jour le jour, sans plan, sans suite, sans idée générale. Chaque gouverneur agissait à sa manière, et le plus souvent à l’aventure. Tous ou presque tous, abandonnés à eux-mêmes et rebutés par la difficulté d’une tâche immense et inconnue, n’aspiraient qu’à en être déchargés. Les Turcs avaient été sensés et braves