Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/550

Cette page a été validée par deux contributeurs.
546
REVUE DES DEUX MONDES.

industrielles ont toujours eu, à Paris, une si grande importance, que les prévôts et échevins jurés de la marchandise de l’eau finirent par devenir les chefs de la commune, qui, comme l’a avancé avec raison M. Depping, a commencé à Paris par une confrérie de marchands, et s’est élevée, par le commerce de rivière, à la considération, à la consistance municipale.

Le Livre des Métiers mériterait donc à lui seul un long examen, car il est plein de faits curieux pour l’histoire des mœurs et de la société du XIIIe siècle. Que n’avons-nous le loisir de pénétrer en ces rues étroites, dont les quartiers tortueux de la Cité, de la montagne Sainte-Geneviève, et des environs de la tour de Saint-Jacques-des-Boucheries, peuvent à peine aujourd’hui nous rendre une idée affaiblie ? Que ne nous est-il donné de nous accouder avec ces bourgeois malins, avec ces marchands causeurs, sur les bahuts de leurs ouvroirs, de les écouter deviser de leurs statuts en un langage singulièrement net et précis, qu’on est étonné de retrouver à toutes les pages du Livre des Métiers ? Pourquoi l’espace nous manque-t-il pour les regarder violer, sans doute, cette injonction du registre de Boileau de ne pas appeler l’acheteur, avant qu’il n’ait quitté l’étal du voisin ? Vers le soir, nous verrions, selon l’ordonnance du Livre des Métiers, tous les travaux se suspendre au dernier coup de vêpres ou au couvre-feu, et toutes ces petites boutiques se fermer, quand la cloche de Notre-Dame, ou celle de Saint-Méry, ou celle de Sainte-Opportune avait sonné l’Angélus. Alors la ville était plongée dans le silence, dans une obscurité profonde, et comme on ne connaissait ni les spectacles, ni les bals, ni les cafés, on se couchait de bonne heure pour se lever avec le jour[1]. La simple bonhomie de ces mœurs se retrouve à chaque instant dans le Livre des Métiers et contraste avec le raffinement de notre civilisation perfectionnée. Des professions, devenues depuis ou plus libérales ou plus distinguées, comme nous dirions, se trouvent là confondues avec des états inférieurs. Ainsi les apothicaires vendaient le samedi aux halles, à côté des marchands de cire et de poivre, des drogues du Levant, des sirops et des électuaires, comme plus tard les chirurgiens furent en même temps barbiers ; ainsi la librairie n’était qu’un accessoire ; on était à la fois fripier et libraire, tavernier et libraire ; ainsi la peinture dépendait presque exclusivement de la sellerie, à cause des blasons attachés aux selles. Les goûts étaient simples comme les croyances. Quatre ou cinq corporations vivaient exclusivement à Paris de la fabrication des chapelets en os, en ivoire, en corail, en ambre, en jayet. La mode, dans cette société toute chevaleresque, ne se portait guère que sur le harnachement équestre ; on est même étonné de l’attirail compliqué qu’exigeait alors l’équipement d’un cheval, tandis que dans le vêtement humain la mode n’existait que pour les coiffures. Les robes, au contraire, étaient uniformes ; les nobles les portaient d’hermine, les bourgeois de vair et de gris, c’est-à-dire de fourrures diverses. La même simplicité régnait

  1. Introd., pag. XXXIX et XL.