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ORIGINES DU THÉÂTRE.

conviviale avait quelque chose de dramatique. On sait d’ailleurs qu’elle était imitative. Tantôt les cubistétères tournaient sur eux-mêmes, luttant de vitesse avec la roue du potier, à laquelle le poète les compare[1], tantôt ils se jetaient la tête en bas, comme les plongeurs. Le verbe κυβιστάω est employé avec le sens de plonger dans un remarquable passage de l’Iliade. Patrocle ayant blessé à mort Cébrion, écuyer d’Hector, le malheureux tombe du char de son maître, la tête dans la poussière :

« Comme il est agile, ce guerrier, s’écrie Patrocle avec un accent railleur, comme il plonge adroitement (κυβιστᾷ) ! Ah ! sans doute, s’il se trouvait au milieu d’une mer poissonneuse, il pêcherait des coquillages assez nombreux pour nourrir une foule de convives ; il s’élancerait de sa barque, même pendant la tempête. Comme il a plongé dans la poussière du haut de son char ! Il y a donc aussi chez les Troyens des cubistétères habiles ! »

Cette danse s’exécutait la tête en bas et les pieds en l’air. On imitait ainsi les mouvemens réguliers d’un homme qui nage, ou les pas renversés d’un homme qui danse[2]. Quelques archéologues ont pensé qu’il y avait de l’analogie entre les cubistétères de l’Ionie et les pierres cubiques, qui tenaient une si grande place dans le culte de la Cybèle phrygienne. Si l’on admet cette hypothèse, on est conduit à regarder la cubistique ou danse pyramidale, comme originairement hiératique et consacrée à Cybèle[3]. Quoi qu’il en soit, les passages d’Homère que nous avons cités prouvent que cette danse s’est très promptement introduite dans les fêtes aristocratiques. Elle ne tarda même pas à devenir populaire et à tomber dans le domaine des saltimbanques. Hérodote raconte comment à la cour de Clisthène, roi de Sicyone, l’Athénien Hippoclide perdit l’espoir d’une alliance royale, pour avoir osé donner le spectacle de cette saltation malséante. Dans l’époque suivante, on voit fréquemment des danseurs de profession venir faire la roue ou le plongeon pour amuser les convives. Je dois ajouter qu’on trouve souvent dans les anciennes peintures qui ornent les riches tombeaux égyptiens, des femmes qui font la roue et des hommes dans l’attitude des cubistétères.

Quelque bizarre que paraisse cette sorte de danse, elle ne laisse pas d’avoir des analogues dans la mimique actuelle. Les voyageurs qui ont visité les théâtres de l’Italie y ont été témoins de petites scènes de cubistique fort singulières. Dans une d’elles, par exemple, Arlequin, voulant fermer un billet, et n’ayant pas de cachet, jette sa lettre à terre, et, les mains en bas, les pieds en l’air, la cachette avec sa tête. C’étaient probablement des farces de ce genre que jouaient les anciens cubistétères.

Mais souvent aussi les danseurs exécutaient des tableaux plus dramatiques et plus gracieux. Homère s’est plu à retracer les danses voluptueuses des Phéaciens, amis de la lyre et des chœurs. Il nous montre ces insulaires, à

  1. Homer., Iliad., XVIII, v. 599-601.
  2. On peut voir dans le cabinet des antiques de la Bibliothèque royale, trois figurines de bronze dans cette attitude bizarre. Voyez aussi Caylus, Recueil d’antiquités, tom. III, pag. 273 et suiv., pl. LXXIV, fig. 2.
  3. Panofka, Kunstblatt, 1825, pag. 160. — Mus. Bartold., pag. 85. — M. Lenormant, Étude de la religion phrygienne de Cybèle, dans les Nouvelles Annales de l’institut archéologique, section française ; 1er  cahier.