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L’USCOQUE.

Ezzelin en recevant ce triste don : l’orgueil ne tue que les hommes ; c’est l’amour qui tue les femmes.

— Mais ne savez-vous pas, Ezzelin, que, chez les femmes, l’orgueil est souvent le mobile de l’amour ? Ah ! nous sommes des êtres sans force et sans vertu, ou plutôt notre faiblesse et notre énergie sont également inexplicables ! Quand je songe à la puérilité des moyens qu’on emploie pour nous séduire, à la légèreté avec laquelle nous laissons la domination de l’homme s’établir sur nous, je ne comprends pas l’opiniâtreté de ces attachemens si prompts à naître, si impossibles à détruire. Tout à l’heure je redisais une romance que vous devez vous rappeler, puisque c’est vous qui l’avez composée pour moi. Eh bien ! en la chantant, je songeais à ceci, que la naissance de Vénus est une fiction d’un sens bien profond. À son début, la passion est comme une écume légère que le vent ballotte sur les flots. Laissez-la grandir, elle devient immortelle. Si vous en aviez le temps, je vous prierais d’ajouter à ma romance un couplet où vous exprimeriez cette pensée ; car je la chante souvent, et bien souvent je pense à vous, Ezzelin. Croiriez-vous que tout à l’heure, lorsque vous avez prononcé mon nom de la fenêtre de la galerie, votre voix ne m’a pas laissé le moindre doute ? Et quand je vous ai aperçu dans le crépuscule, mes yeux n’ont pas hésité un instant à vous reconnaître. C’est que nous ne voyons pas seulement avec les yeux du corps. L’ame a des sens mystérieux, qui deviennent plus nets et plus perçans à mesure que nous déclinons rapidement vers une fin prématurée. Je l’avais souvent ouï dire à mon oncle. Vous savez ce qu’on raconte de la bataille de Lépante. La veille du jour où la flotte ottomane succomba sous les armes glorieuses de nos ancêtres autour de ces écueils, les pêcheurs des lagunes entendirent autour de Venise de grands cris de guerre, des plaintes déchirantes, et les coups redoublés d’une canonnade furieuse. Tous ces bruits flottaient dans les ondes et planaient dans les cieux. On entendait le choc des armes, le craquement des navires, le sifflement des boulets, les blasphèmes des vaincus, la plainte des mourans ; et cependant aucun combat naval ne fut livré cette nuit-là, ni sur l’Adriatique, ni sur aucune autre mer. Mais ces ames simples eurent comme une révélation et une perception anticipée de ce qui arriva le lendemain à la clarté du soleil à deux cents lieues de leur patrie. C’est le même instinct qui m’a fait savoir la nuit dernière que je vous verrais aujourd’hui ; et ce qui vous paraîtra fort étrange, Ezzelin, c’est que je vous ai vu exactement dans le costume que vous avez maintenant, et pâle comme