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L’USCOQUE.

lui la main de cette belle et noble enfant, que j’aime presque autant que ma Giovanna. En parlant ainsi, Francesco Morosini prit le bras d’Argiria, et la ramena dans la grande salle, où l’illustre et nombreuse compagnie commençait les jeux et les divertissemens d’usage.

Ezzelin y resta quelques instans ; mais, malgré tout l’effort de sa vertu, il était dévoré de douleur et de jalousie ; ses lèvres serrées, son regard fixe et terne, la raideur convulsive de sa démarche, sa gaieté forcée, tout en lui trahissait la souffrance profonde dont il était rongé. N’y pouvant plus tenir, et voyant sa sœur oublier ses ressentimens et cesser de le suivre d’un œil inquiet pour s’abandonner aux affectueuses prévenances de Giovanna, il sortit par la première porte qui se trouva devant lui, et descendit un escalier tournant assez étroit, qui conduisait à une galerie inférieure. Il allait sans but, ne sentant qu’un besoin instinctif de fuir le bruit et d’être seul. Tout à coup il vit venir à lui un cavalier qui montait légèrement l’escalier, et qui ne le voyait pas encore. Au moment où ce cavalier releva la tête, Ezzelin reconnut Orio, et toute sa haine se réveilla comme par une explosion électrique ; la couleur revint à ses joues flétries, ses lèvres frémirent, ses yeux lancèrent des flammes ; sa main, obéissant à un mouvement involontaire, tira sa dague à moitié hors du fourreau.

Orio était brave, brave jusqu’à la témérité ; il l’avait prouvé en mainte occasion : il prouva par la suite qu’il l’était jusqu’à la folie. Cependant en cet instant il eut peur ; il n’est de véritable et d’infaillible bravoure que celle des cœurs véritablement grands et infailliblement généreux. Tant qu’un homme aime la vie avec l’âpreté du matérialisme, tant qu’il est attaché aux faux biens, il pourra s’exposer à la mort pour augmenter ses jouissances ou pour acquérir du renom, car les satisfactions de la vanité sont au premier rang dans le bonheur des égoïstes ; mais qu’on vienne surprendre un tel homme au faîte de sa félicité, et que, sans lui offrir un appât de richesse ou de gloire, on l’appelle à la réparation d’un tort, on pourra bien le trouver lâche, et tout son respect humain ne le cachera pas assez pour qu’on ne s’en aperçoive.

Orio était sans armes, et son adversaire avait sur lui l’avantage de la position ; il pensa d’ailleurs qu’Ezzelin était là de dessein prémédité, que peut-être, derrière lui, dans quelque embrasure, il avait des complices ; il hésita un instant, et tout à coup, vaincu par l’horreur de la mort, il tourna rapidement sur lui-même, et redescendit l’escalier avec l’agilité d’un daim. Ezzelin, stupéfait, s’arrêta un instant.

— Orio, lâche ! s’écriait-il en lui-même ; Orio le duelliste, l’arrogant.