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fens voulut écrire des œuvres d’imagination : il ambitionna le titre de poète, et malheureusement il rencontra un monde qui le crut sur parole. Pour moi, je n’ai jamais rien lu de M. Steffens où j’aie pu découvrir une pensée, une image poétique. Loin de racheter, par le charme du style, cette absence de vocation, il n’a même pas la poésie des mots, cet effort impuissant de l’esprit qui veut rêver ce qui lui manque ; il n’a ni le nombre, ni le plus simple artifice de l’art de l’écrivain. Il écrit sans suite et avec une abondance effrayante toutes les idées qui l’ont obsédé à divers instans, et les amoncelle sans ordre logique dans les interminables monologues de ses personnages. Encore sa prose n’est-elle pas la prose naïve de la bonhomie bavarde, qui ne coûte aucune peine au lecteur, et lui laisse la liberté de passer les feuillets inutiles : c’est la diffusion doctorale du professeur qui a tout remué par devoir, touché à tout par métier, et qui bourre sa leçon de toutes les abstractions ayant cours dans le monde universitaire. Sans doute la littérature des Allemands est faite pour eux et non pour nous, et ils ont bien le droit de se plaire à d’interminables monologues sur les abstractions qui les intéressent ; mais je ne puis croire qu’ils goûtent cette parodie d’action qui fait le prétexte de pareils livres : car c’est chose incroyable pour des Français que la manière dont l’action est traitée dans le livre de M. Steffens. Ce n’est pas qu’il ignore le mécanisme et la charpente matérielle du roman ; ces moyens-là sont à la portée de tout le monde en Allemagne. Là où la sociabilité sans développement étouffe le germe de beaucoup de passions et n’accorde qu’un certain nombre de faces aux caractères, il faut y suppléer dans le roman et dans le drame par l’accumulation des faits. Chez nous, au contraire, le tableau d’une situation morale bien simple, l’analyse d’une de ces passions immobiles qui se nourrissent d’elles-mêmes, ont suffi plus d’une fois à défrayer plusieurs volumes. D’où il suit que le peuple d’action se plaît volontiers à la contemplation de la vie de l’ame, tandis que nos voisins, qui vivent par la pensée jusqu’à l’abus, veulent, insatiables d’émotions, qu’on les remue tant bien que mal par des combinaisons plus ou moins nouvelles. Telle est l’origine de cette science de l’effet, que les écrivains du Nord ont poussée fort loin, et que nous leur avons empruntée avec assez peu d’adresse. Chez nous qui expérimentons sur nos propres passions, l’étude savante de ces passions sera toujours plus sûre d’émouvoir que la science de l’effet, et nous aurons de plus l’avantage d’être vrai. Cet avantage manque totalement à M. Steffens, qui veut faire des romans sans avoir vécu autrement qu’un homme de collége, cela est visible. Conformément à la poétique des romanciers allemands, ses personnages voyagent beaucoup pour disserter gravement avant, pendant et après le voyage. Il arrive des évènemens extraordinaires : le romancier en explique les causes avec une insupportable minutie. L’intérêt est quintuple ou sextuple : on trouve dans le roman de M. Steffens trois amours légitimes, et un petit amour illégitime, étouffé bientôt avec une vertu fort louable par les deux intéressés, pour prouver sans doute que rien n’est plus facile que de se délivrer d’une semblable obsession. Il n’est donc pas aisé de rendre compte