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encore de ses lettres de recommandation, parce que lui-même ferait tous ses efforts, auprès de plusieurs négocians qu’il connaissait à Londres, pour lui procurer une bonne place. Heisch fut très content de lui, et promit d’attendre de ses nouvelles.

« Les séparations se firent à Kensington avec une rapidité foudroyante. Je n’ai plus jamais revu Mme de La Châtre, qui retourna bientôt en France ; pour moi, j’allai demeurer avec Heisch au London-Coffee-House, grand hôtel de Londres, et j’y jouis bientôt, comme un roi, de la liberté rendue à mon esprit.

« J’avais alors cinquante louis d’or qu’on m’avait remis à Paris, pour que je ne me trouvasse pas au dépourvu dans le cas où une arrestation ou tout autre accident aurait retardé notre fuite. À Kensington, je parlai de les rendre ; Narbonne me ferma la bouche en me demandant si je n’étais pas content .....

« Huit jours s’étaient écoulés, quand Narbonne m’envoya une obligation notariée dans laquelle il s’engageait, pour lui et pour ses héritiers, à me faire une rente viagère de cinquante louis d’or, comme une preuve, disait cet acte, de sa reconnaissance pour les services que je lui avais rendus. Ce papier était accompagné d’un billet où il me priait, dans les termes les plus polis, d’accepter cette obligation, ajoutant qu’il regrettait que les affaires l’eussent empêché de me venir voir, mais que rien ne pourrait l’en détourner dans les jours suivans. J’avais le projet de garder l’obligation, dans le cas où la conduite de Narbonne à mon égard m’autoriserait à la considérer comme un vrai témoignage d’amitié. Je lui répondis, en conséquence, que j’attendais avec une impatience très vive sa visite, pour lui prouver ma reconnaissance. J’avais d’autant plus droit d’écrire ainsi, que Narbonne lui-même m’annonçait, dans son billet, qu’il était tantôt ici, tantôt là, et que la campagne où j’avais le plus de chances de le rencontrer était à vingt milles de Londres.

« Vers la même époque, je fis, au Coffee-House, par un tiers que j’avais vu à Paris, connaissance d’un certain Erichsen, marchand très riche, de Copenhague. C’était un très bel homme, franc, ouvert, fier et généreux dans toutes ses manières. Il était âgé de trente ans, mais il n’avait cessé de voyager depuis sa treizième année. Il était allé deux fois aux Indes orientales, et sans avoir fait d’études classiques, il avait acquis en voyageant une instruction très vaste et très complète. Il avait surtout l’expérience des hommes, et connaissait à fond et sous tous les rapports l’Angleterre, où il se trouvait comme chez lui. Après plusieurs entrevues, il commença à s’intéresser à moi, et cet intérêt s’accrut à un tel point, qu’il ne pouvait plus se passer de ma société. Il entreprit de me faire connaître Londres. Nous passâmes en revue toutes les choses remarquables, nous allions chaque jour au spectacle, nous visitâmes tous les édifices publics, tous les lieux de réunion ; trois semaines s’écoulèrent dans cette vie de dissipation. Erichsen avait un remarquable talent d’observation. Son intelligence résumait avec une facilité surprenante tout ce qui frappait ses yeux. Tout ce qu’il voyait le faisait penser, et souvent, au