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REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

isolé tout aussi bien qu’un cercle entier. Un seul homme existait en France qui pût l’égaler sous ce rapport, homme que je lui trouve même supérieur : c’est M. de Tall… Narbonne plaît, mais il fatigue à la longue ; on pourrait écouter T… pendant des années. Narbonne travaille et trahit le besoin qu’il a de plaire ; T… laisse échapper ce qu’il dit, et ne sort point d’un état d’aisance et de tranquillité parfaite. Ce que dit Narbonne est plus brillant ; ce que dit T… a plus de charme, de finesse, de gentillesse. Narbonne n’est point l’homme de tout le monde ; les personnes sensibles ne l’aiment nullement ; il n’a sur elles aucune puissance. T…, avec une corruption morale égale à celle de Narbonne, peut toucher jusqu’aux larmes ceux-là même qui prétendent le mépriser… J’en sais des exemples remarquables. »

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« Narbonne m’accabla en chemin d’assurances d’amitié et de l’expression fréquente de sa reconnaissance, le tout avec un flux de belles paroles que j’admirais, mais devant lesquelles je me retirais involontairement. Je n’y vis qu’efforts pour l’accomplissement de ce qu’il regardait comme un devoir, mais rien qui partît du cœur. Narbonne ne me connaissait pas ; il ne pouvait ni m’apprécier ni m’aimer. Aussi restai-je réservé et froid durant tout le voyage, quoique joyeux parfois de l’heureuse issue de cette aventure.

« Ce fut dans ces dispositions que nous arrivâmes à Kensington, où nous logeâmes chez Mme de La Châtre. Elle était au lit et malade. Je lui prescrivis un médicament. Elle revint à la santé, et récompensa mes efforts par un présent d’une douzaine de mouchoirs anglais des plus fins. Je lui offris à mon tour de beaux ciseaux anglais qui lui manquaient. Cependant Narbonne se comportait à mon égard comme auparavant. Je lui dis ouvertement « Vous êtes trop bon, vous m’embarrassez ; vous ne me connaissez pas encore, vous ne savez pas si je suis digne d’amitié. » Il répondit que j’étais un original et me laissa tranquille. J’ai remarqué depuis qu’il avait été piqué de ce qu’ayant cherché à me gagner, il n’y avait pas réussi.

« Quelques jours après, Narbonne était sorti de bonne heure, et je déjeunais seul avec Mme de la Châtre, qui était encore au lit, suivant la coutume française. Mariée par convenance et à un homme âgé, elle avait depuis neuf ans une liaison fort intime avec M. de Jaucourt, député à la seconde assemblée. Elle reçut une lettre pendant que nous prenions le thé, et tomba au moment même dans des convulsions qui prirent bientôt un caractère effrayant. Elle pleurait, criait, frappait des mains et des pieds, voulait mourir, puis partir sur-le-champ pour Paris. La femme de chambre accourut avec le fils de Mme de La Châtre, jeune enfant de dix ans, et tous deux firent encore plus de bruit que la malade elle-même. Je les renvoyai à la recherche de Narbonne. La pauvre femme tomba d’un paroxisme dans un autre, et ne cessait de s’écrier : « C’en est fait, il est perdu ; ils l’ont arrêté, ils le tueront ! » Je conclus de tout cela que Jaucourt était arrêté, ce qui était vrai. L’état de Mme de la Châtre commença donc à m’intéresser doublement, car je pensai que cette femme, qui éprouvait, après une liaison de neuf ans, un sentiment si vif pour