Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/432

Cette page a été validée par deux contributeurs.
428
REVUE DES DEUX MONDES.

... « À une connaissance très étendue des hommes, du monde et de la littérature, à un inépuisable fonds de gaieté et de verve, à un esprit qui éclate dans tout ce qu’il dit et fait, M. de Narbonne joint cette complète abnégation de soi-même, cet abandon désintéressé qui n’appartient qu’aux hommes bien sûrs de leur mérite, et cette ancienne franchise chevaleresque de plus en plus rare, qui est un des priviléges du grand monde… »

« Les bontés sans bornes de Narbonne et de Mme de S… me mettent en état de poursuivre mon premier plan de voyage, et d’entreprendre l’exercice de ma profession sans craindre l’embarras des premiers temps… »

Cette fièvre d’espoir ne tarda pas à être suivie d’amères déceptions et d’une prostration complète. Jeté à l’improviste au milieu d’un monde qui lui était étranger, enivré par le luxe de l’esprit uni au luxe des richesses, le pauvre Bollmann éprouva ce qui arrivera toujours au mérite indigent que les circonstances placent sur le pied d’une égalité passagère, quoique rationnelle, avec le mérite opulent. Les jeunes gens qui attendent une position sont portés à croire, en pareil cas, que cette position est déjà faite. Ils comptent sur l’attachement de leurs nouveaux amis, et ne prévoient pas que l’inégalité de puissance amènera bientôt un désaccord et des tiraillemens auxquels ne sauraient parer les plus nobles cours. Quoique le hasard eût rendu Bollmann protecteur une fois dans sa vie, la force des choses le condamnait à être protégé tant qu’il demeurerait soumis aux relations qu’il avait acceptées. Ne pouvant être un homme de loisir, il fallait, pour conserver au moins l’égalité morale, qu’il rentrât dans l’indépendance de sa pauvreté. C’est ce qu’il comprit trop tard. Trop charmé par cette vie de délices qui ne pouvait être dans sa situation que le remboursement d’une avance et non une rente, il voulut se croire l’égal des grands seigneurs qui l’entouraient ; il exigea la confidence de leurs secrets, et devint amoureux de leurs maîtresses ; son cœur et ses pensées menèrent aussi grand train que ses nobles amis. Il s’irrita du désappointement qui résultait nécessairement d’une position fausse, et sa conduite irréfléchie autorisa les grands seigneurs à lui attribuer un orgueil qui diminuait beaucoup le prix du service qu’il avait rendu à l’un d’eux. Ce service, on ne songea plus qu’à le lui payer, et comme Bollmann faisait d’autant plus de façons qu’il souffrait davantage, et que la véritable cause de cette souffrance lui était aussi inconnue qu’aux autres, le malentendu s’accrut à l’infini. Tout ce drame intime est admirablement exposé par Bollmann dans une longue lettre qu’il écrivit quinze mois après son arrivée en Angleterre. Il croit devoir faire une sorte d’amende honorable pour son engouement de l’année précédente, et ces variations de son jugement ne sont pas la partie la moins curieuse de ces mémoires :

« Narbonne, dit-il, est un homme de taille assez élevée, fort, et même un peu épais, mais dont la tête a quelque chose de saisissant, de grand, de supérieur. Son esprit et la richesse de ses idées sont inépuisables. Il est accompli, quant aux vertus de salon. Il répand la grace sur les sujets les plus arides, entraîne irrésistiblement, et, quand il le veut, fascine un individu