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la froide corruption qui ronge le cœur de certaines gens que l’on appelle partout gens comme il faut ; il a signalé au mépris cette classe d’individus dont les civilisations avancées regorgent, et pour qui le goût est l’unique règle des actions ; il a montré enfin la boue dans le bas de soie. D’un autre côté, lorsqu’il frappe une jeune fille délicate et vertueuse dans ses sentimens les plus chers, lorsqu’il l’humilie d’une manière si terrible, il donne un rude avertissement à l’esprit romanesque et vaniteux de toutes les jeunes personnes qui se lancent dans le monde avec des rêves de grandeur et des espérances au-dessus de leurs positions réelles. En tout ceci, nous approuvons le romancier, et nous le louons de sa hardiesse ; mais pourquoi ne se contente-t-il pas des traits profonds et lugubres qu’il a déjà tracés ? pourquoi se croit-il obligé de finir le tableau par la réhabilitation de Shelton et son triomphe dans le club des Boucs, et par l’isolement et la fuite de la malheureuse famille Kauffmann, courbant la tête, sans mot dire, sous le coup qui vient de l’écraser ? Ne va-t-il pas plus loin qu’il ne faut aller ? L’ironie n’est-elle pas trop forte ? Il est vrai que le væ victis est le mot favori du monde, que la société n’applaudit, la moitié du temps, qu’à celui qui sort vainqueur de l’arène. Il est vrai encore que l’approbation d’une bande de roués n’est pas une récompense, une sanction légitime. Cependant il est dur, il est désespérant de voir le juste, le bon, l’honnête, puni, châtié si cruellement, contraint à se cacher honteusement et à s’éloigner d’un pays comme taché de la lèpre du crime. Nous aurions voulu, sans altérer la vérité du caractère et sans faire tort à son développement logique, que l’auteur, par un moyen que nous n’indiquons pas, mais pris dans le sujet même, eût laissé entrevoir pour le méchant un commencement de punition céleste. Après une catastrophe aussi déchirante que l’est celle qui forme la péripétie, c’eût été soulager les ames et laisser respirer un peu, comme a toujours l’habitude de le faire le grand Shakspeare, à la fin de ses tragédies sanglantes.

L’ouvrage de M. de Wailly nous a paru composé dans le système des analyseurs anglais. C’est une tentative audacieuse vis-à-vis d’un public aussi impatient que le nôtre ; loin de la critiquer, nous y applaudissons de grand cœur : il est désirable, pour les œuvres importantes et pour l’art, que le lecteur français ne soit pas emporté de crise en crise, et s’habitue à supporter les développemens. Quoique établies sur une large échelle, les proportions du roman sont bonnes ; le commencement, le milieu et la fin se répondent et se balancent convenablement. Un caractère posé, il se développe conformément aux lois de la logique, non pas de cette logique rigoureuse qui mène les personnages d’Alfieri et ceux de l’école française sur une ligne droite comme la ligne géométrique, mais de cette logique, plus humaine et plus vraie, qui fait décrire aux personnages de Plutarque, de Shakspeare et de Richardson, une ligne courbe et ondoyante. Un acteur une fois jeté sur la scène, il fonctionne suivant son importance et sa nécessité, sans que l’auteur le perde de vue ou en soit embarrassé. Tous les fils qu’il fait jouer se croisent et se décroisent, se mêlent et se démêlent sous ses doigts, avec aisance