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SALON DE 1838.

altère au plus haut point cette harmonie des traits de la face sans laquelle il n’est point de beauté. D’autres observations de détail sont plus fondées : l’ombre portée sur le front et le haut du visage se découpe trop sèchement. Elle ajoute singulièrement à l’effet, mais on la voudrait moins noire : l’attache de la main droite ne se comprend pas, la draperie est lourde, et l’on désirerait plus d’étude dans ses plis indiqués au bout de la brosse. Mais quand on jette avec autant d’abandon et d’énergie une figure sur la toile, il est bien difficile que toutes les parties en soient parfaitement correctes. La couleur de la Médée est éclatante et forte ; elle est surtout merveilleusement appropriée au sujet. M. Delacroix, dans son genre, comme M. Decamps dans le sien, sont les premiers coloristes de l’époque : c’est chose jugée.

M. Delacroix a été aussi heureux dans ses petites compositions que dans sa Médée, quoiqu’il s’y montre moins précis encore ; disons-le franchement, ses Convulsionnaires de Tanger et son Kaïd chef marocain ne sont guère que de magnifiques et puissantes esquisses ; le mouvement en est énergique et naturel, l’expression vivante et vraie ; si le dessin n’est qu’indiqué, la couleur qui revêt ces formes indécises est répandue sur toute la composition avec la profusion d’un homme qui connaît sa richesse et qui aime à en jouir. C’est du superflu qui plaît, du désordre splendide.

Les Convulsionnaires de Tanger sont les meilleurs de ces petits tableaux. L’ivresse du fanatisme possède bien tous ces hommes ; ils s’exaltent, ils jouissent, mais leur béatitude est douloureuse, et leur extase convulsive. Noués les uns aux autres par les bras, les yeux hagards, la bouche écumante, ils courent en trébuchant comme des gens ivres ; la foule qui les contemple s’étonne d’abord, mais bientôt l’ivresse la gagne, et tout ce peuple est prêt à se joindre au mouvement des convulsionnaires. L’œil des vieillards étincelle, les hommes s’agitent et rugissent, les femmes lèvent leur voile et regardent ces impudiques sans rougir. Il est telle figure de ce tableau qu’il est impossible d’oublier, une fois qu’on l’a examinée avec quelque attention : celle de l’homme brun placé au centre du tableau, par exemple, qui rejette en arrière sa tête pleine de souffrance et de volupté. L’enfant qui court en avant du cortége, et qui, tout en courant, se retourne et regarde, avec un mélange de terreur et d’étonnement confus, l’horrible foule, est dessiné avec une légèreté et un bonheur infinis. Il respire, il se meut, il vit. M. Delacroix possède au plus haut degré un genre de mérite fort rare, il choisit avec un tact merveilleux l’attitude la plus vraie, la plus conforme à l’état moral du personnage qu’il veut représenter, et il la fixe sur son tableau telle qu’il l’a conçue. Aussi toutes ses figures sont-elles possibles et humaines. M. Delacroix leur donne une ame en même temps qu’un corps. À l’aide du pinceau, il incarne en quelque sorte sa pensée sur la toile. C’est là beaucoup sans doute, mais ce n’est pas encore tout ; une figure ne vit pas seulement par la pensée et le mouvement, elle vit encore par la justesse de ses proportions et par l’accord exact, de chacune de ses parties ; que M. Delacroix ne l’oublie pas.

M. Gigoux se présente naturellement après M. Delacroix, pour opposer le