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SALON DE 1838.

Seulement le peintre a plus d’esprit, de naturel et de souplesse, que le poète. Il est parfois sauvage, il n’est jamais faux. Il est plus juste envers lui-même et il se connaît mieux ; aussi, à notre avis, M. Eugène Delacroix restera-t-il plus grand peintre que M. Victor Hugo grand poète.

En poésie comme en peinture, la couleur est beaucoup sans doute, mais la forme est plus encore. La forme seule est froide, mais c’est toujours la forme ; que serait la couleur sans la forme ? La forme seule sans la couleur est compréhensible et satisfait à certaines conditions de l’art ; qui pourrait comprendre la couleur sans la forme ? De là naît l’obscurité de ces tableaux où la netteté des contours et de la forme est sacrifiée à la couleur et à l’effet ; de là le peu de popularité de leurs auteurs. Sans doute le public aime la couleur, mais les tableaux qui s’emparent de prime abord de ses sympathies sont ceux où un coloris éclatant et une profonde connaissance du clair-obscur font valoir des formes précises et une conception simple. Les tours de force de clair-obscur et les bruyans effets de couleur l’étonnent un moment, mais bientôt le laissent froid et fatigué. La façon rapide dont il s’est dégoûté de ces tableaux bizarres, dont l’effet avait été si spirituellement comparé à celui d’un coup de pistolet tiré dans une cave, en est la meilleure preuve. En revanche, des coloristes superficiels, des dessinateurs plus ingénieux que savans, mais qui cependant s’étudiaient à ne jamais sacrifier la forme, à ne jamais perdre le contour, et à exprimer nettement leur pensée, ont obtenu ses applaudissemens et ses faveurs, témoin MM. Horace Vernet et Paul Delaroche ; M. Horace Vernet, qui improvise une page historique ou épique comme une aquarelle ; M. Delaroche, qui travaille davantage ses sujets et qui cherche surtout le drame vif et saisissant, où l’intérêt saute aux yeux. Tous deux sont clairs, féconds, intéressans, tous deux possèdent sans nul doute d’admirables qualités, tous deux ont obtenu un succès de vogue, mais la postérité, comme leur public, les rangera-t-elle au nombre des peintres de génie ? Il est permis d’en douter ; eux-mêmes n’en sont pas bien certains, puisque chaque année ils tentent de nouveaux efforts ou essaient de nouvelles transformations. Ces deux talens sont néanmoins les plus populaires de l’époque, et, nous le répétons, ils doivent surtout la popularité dont ils jouissent à un certain respect pour la forme. Ce respect, ou plutôt cette religion de la forme, peut seul fonder une gloire durable. Cette vérité doit préoccuper avant tout l’école qui a récemment triomphé, et dont M. Eugène Delacroix est l’un des chefs les plus résolus et les plus constans. C’est surtout dans les efforts que l’on tente pour arriver à la perfection de la forme que la persistance de la volonté est nécessaire. Géricault le savait bien, et s’il eût vécu, il fût peut-être devenu plus grand dessinateur que M. Ingres lui-même. En effet le dessin ne consiste pas seulement dans la précision du contour, mais encore dans une certaine manière puissante d’accuser la grande charpente du corps, dans une certaine façon résolue d’écrire nettement et finement l’attache. Les successeurs de Géricault feront bien d’y songer sérieusement, car, nous devons le dire, ils pèchent surtout par le dessin, et ils paraissent manquer de cette