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LE FILS DU TITIEN.

muse. Pippo ne lui répondit pas sur-le-champ ; il la trouvait si belle ainsi, qu’il la laissa quelque temps dans l’inquiétude. À dire vrai, il avait moins écouté les remontrances que l’accent de la voix qui les prononçait, mais cette voix pénétrante l’avait charmé. Béatrice avait parlé de toute son ame, dans le plus pur toscan, avec la douceur vénitienne. Quand une vive ariette sort d’une belle bouche, nous ne faisons pas grande attention aux paroles ; il est même quelquefois plus agréable de ne pas les entendre distinctement, et de nous laisser entraîner par la musique seule. Ce fut à peu près ce que fit Pippo. Sans songer à ce qu’on lui demandait, il s’approcha de Béatrice, lui donna un baiser sur le front, et lui dit :

— Tout ce que tu voudras, tu es belle comme un ange.

Il fut convenu qu’à compter de ce jour, Pippo travaillerait régulièrement. Béatrice voulut qu’il s’y engageât par écrit. Elle tira ses tablettes, et, en y traçant quelques lignes avec une fierté amoureuse :

— Tu sais, dit-elle, que nous autres Lorédans, nous tenons des comptes fidèles[1]. Je t’inscris comme mon débiteur pour deux heures de travail par jour, pendant un an ; signe, et paie-moi exactement, afin que je sache que tu m’aimes.

Pippo signa de bonne grâce : Mais il est bien entendu, dit-il, que je commencerai par faire ton portrait.

Béatrice l’embrassa à son tour, et lui dit à l’oreille : Et moi aussi, je ferai ton portrait, un beau portrait bien ressemblant, non pas inanimé, mais vivant.

VII.

L’amour de Pippo et de Béatrice avait pu se comparer d’abord à une source qui s’échappe de terre ; il ressemblait maintenant à un ruisseau qui s’infiltre peu à peu et se creuse un lit dans le sable. Si Pippo eût été noble, il eût certainement épousé Béatrice, car, à mesure qu’ils se connaissaient mieux, ils s’aimaient davantage ; mais, quoique les Vecelli fussent d’une bonne famille de Cador en Frioul,

  1. Lorsque Foscari fut jugé, Jacques Lorédan, fils de Pierre, croyait ou feignait de croire avoir à venger les pertes de sa famille. Dans ses livres de comptes (car il faisait le commerce, comme, à cette époque, presque tous les patriciens), il avait inscrit de sa propre main le doge au nombre de ses débiteurs, pour la mort, y était-il dit, de mon père et de mon oncle. De l’autre côté du registre, il avait laissé une page en blanc, pour y faire mention du recouvrement de cette dette, et, en effet, après la perte du doge, il écrivit sur son registre : l’ha pagata, il l’a payée. (Daru, Histoire de la République de Venise.)