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LE FILS DU TITIEN.

Pippo la regardait avec tant d’admiration, qu’il ne pouvait parler. En quelque circonstance qu’on se trouve, il est impossible de voir une femme parfaitement belle sans étonnement et sans respect. Pippo avait souvent rencontré Béatrice à la promenade et à des réunions particulières. Il avait fait et entendu faire cent fois l’éloge de sa beauté. Elle était fille de Pierre Lorédan, membre du conseil des dix, et arrière-petite-fille du fameux Lorédan qui prit une part si active au procès de Jacques Foscari. L’orgueil de cette famille n’était que trop connu à Venise, et Béatrice passait aux yeux de tous pour avoir hérité de la fierté de ses ancêtres. On l’avait mariée très jeune au procurateur Marco Donato, et la mort de celui-ci venait de la laisser libre et en possession d’une grande fortune. Les premiers seigneurs de la république aspiraient à sa main ; mais elle ne répondait aux efforts qu’ils faisaient pour lui plaire que par la plus dédaigneuse indifférence. En un mot, son caractère altier et presque sauvage était, pour ainsi dire, passé en proverbe. Pippo était donc doublement surpris ; car si, d’une part, il n’eût jamais osé supposer que sa mystérieuse conquête fût Béatrice Donato, d’un autre côté, il lui semblait, en la regardant, qu’il la voyait pour la première fois, tant elle était différente d’elle-même. L’amour, qui sait donner des charmes aux visages les plus vulgaires, montrait en ce moment sa toute-puissance en embellissant ainsi un chef-d’œuvre de la nature.

Après quelques instans de silence, Pippo s’approcha de sa dame et lui prit la main. Il essaya de lui peindre sa surprise et de la remercier de son bonheur ; mais elle ne lui répondait pas, et ne paraissait pas l’entendre. Elle restait immobile et semblait ne rien distinguer, comme si tout ce qui l’entourait eût été un rêve. Il lui parla long-temps sans qu’elle fît aucun mouvement ; cependant il avait entouré de son bras la taille de Béatrice, et il s’était assis près d’elle :

— Vous m’avez envoyé hier, lui dit-il, un baiser sur une rose ; sur une fleur plus belle et plus fraîche, laissez-moi vous rendre ce que j’ai reçu.

En parlant ainsi, il l’embrassa sur les lèvres. Elle ne fit point d’effort pour l’en empêcher ; mais ses regards qui erraient au hasard, se fixèrent tout à coup sur Pippo. Elle le repoussa doucement, et lui dit en secouant la tête avec une tristesse pleine de grace :

— Vous ne m’aimerez pas, vous n’aurez pour moi qu’un caprice ; mais je vous aime, et je veux d’abord me mettre à genoux devant vous.

Elle s’inclina en effet : Pippo la retint vainement en la suppliant de se lever. Elle glissa entre ses bras, et s’agenouilla sur le parquet.