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cette différence à son avantage, que ce n’était pas un lien aussi solennel qu’il allait contracter. Il pouvait se livrer aux charmes de l’attente et de la surprise, sans en redouter les inconvéniens, et cette considération lui semblait suffire pour le dédommager de ce qui pourrait d’ailleurs lui manquer. Il se figura donc que cette nuit était réellement celle de ses noces, et il n’est pas étonnant qu’à son âge cette pensée lui causât des transports de joie.

La première nuit des noces doit être, en effet, pour une imagination active, un des plus grands bonheurs possibles, car il n’est précédé d’aucune peine. Les philosophes veulent, il est vrai, que la peine donne plus de saveur au plaisir qu’elle accompagne, mais Pippo pensait qu’une méchante sauce ne rend pas le poisson plus frais. Il aimait donc les jouissances faciles, mais il ne les voulait pas grossières, et malheureusement c’est une loi presque invariable que les plaisirs exquis se paient chèrement ; or, la nuit des noces fait exception à cette règle ; c’est une circonstance unique dans la vie, qui satisfait à la fois les deux penchans les plus chers à l’homme, la paresse et la convoitise ; elle amène dans la chambre d’un jeune homme une femme couronnée de fleurs, qui ignore l’amour, et dont une mère s’est efforcée, depuis quinze ans, d’anoblir l’ame et d’orner l’esprit ; pour obtenir un regard de cette belle créature, il faudrait peut-être la supplier pendant une année entière ; cependant, pour posséder ce trésor, l’époux n’a qu’à ouvrir les bras ; la mère s’éloigne, Dieu lui-même le permet ; si, en s’éveillant d’un si beau rêve on ne se trouvait pas marié, qui ne voudrait le faire tous les soirs ?

Pippo ne regrettait pas de ne point avoir adressé de questions à la négresse, car une servante, en pareil cas, ne peut manquer de faire l’éloge de sa maîtresse, fût-elle plus laide qu’un péché mortel, et les deux mots échappés à la signora Dorothée suffisaient. Il eût voulu seulement savoir si sa dame inconnue était brune ou blonde. Pour se faire une idée d’une femme, lorsqu’on sait qu’elle est belle, rien n’est plus important que de connaître la nuance de ses cheveux. Pippo hésita long-temps entre les deux couleurs ; enfin il s’imagina qu’elle avait les cheveux châtains, afin de mettre son esprit en repos.

Mais il ne sut alors comment décider de quelle couleur étaient ses yeux ; il les aurait supposés noirs si elle eût été brune, et bleus si elle eût été blonde. Il se figura qu’ils étaient bleus, non pas de ce bleu clair et indécis qui est tour à tour gris ou verdâtre, mais de cet azur pur comme le ciel, qui, dans les momens de passion, prend une teinte plus foncée, et devient sombre comme l’aile du corbeau.