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LE FILS DU TITIEN.

elle ; et sans respect pour une robe neuve dont la pauvre femme venait de se parer, il écarta violemment le voile qui couvrait sa poitrine et lui posa son poignard sur le cœur.

La Bianchina se crut morte et commença à appeler au secours ; mais Pippo lui bâillonna la bouche avec son mouchoir, et, sans qu’elle pût pousser un cri, il la força d’abord de lui rendre la bourse, qu’elle avait heureusement conservée. « Tu as fait le malheur d’une puissante famille, lui dit-il ensuite, tu as à jamais troublé l’existence d’une des plus illustres maisons de Venise ! Tremble ! cette maison redoutable veille sur toi ; ni toi, ni ton mari, vous ne ferez un seul pas maintenant sans qu’on ait l’œil sur vous. Les Seigneurs de la Nuit ont inscrit ton nom sur leur livre ; pense aux caves du palais ducal. Au premier mot que tu diras pour révéler le secret terrible que ta malice t’a fait deviner, ta famille entière disparaîtra !

Il sortit sur ces paroles, et tout le monde sait qu’à Venise on n’en pouvait prononcer de plus effrayantes. Les impitoyables et secrets arrêts de la corte maggiore répandaient une terreur si grande que ceux qui se croyaient seulement soupçonnés se regardaient d’avance comme morts. Ce fut justement ce qui arriva au mari de la Bianchina, ser Orio, à qui elle raconta, à peu de chose près, la menace que Pippo venait de lui faire. Il est vrai qu’elle en ignorait les motifs, et, en effet, Pippo les ignorait lui-même, puisque toute cette affaire n’était qu’une fable. Mais ser Orio jugea prudemment qu’il n’était pas nécessaire de savoir par quels motifs on s’était attiré la colère de la cour suprême, et que le plus important était de s’y soustraire. Il n’était pas né à Venise, ses parens habitaient la terre ferme ; il s’embarqua avec sa femme le jour suivant, et l’on n’entendit plus parler d’eux. Ce fut ainsi que Pippo trouva moyen de se débarrasser de la Bianchina, et de lui rendre avec usure le mauvais tour qu’elle lui avait joué. Elle crut toute sa vie qu’un secret d’état était réellement attaché à la bourse qu’elle avait voulu dérober, et comme dans ce bizarre évènement tout était mystère pour elle, elle ne put jamais former que des conjectures. Les parens de ser Orio en firent le sujet de leurs entretiens particuliers. À force de suppositions, ils finirent par créer une fable plausible. Une grande dame, disaient-ils, s’était éprise du Tizianello, c’est-à-dire du fils du Titien, lequel était amoureux de Monna Bianchina, et perdait, bien entendu, ses peines auprès d’elle. Or cette grande dame, qui avait brodé elle-même une bourse pour le Tizianello, n’était autre que la dogaresse en personne ; qu’on juge de sa colère, en apprenant que le Tizianello avait