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vaient-elles pas l’une et l’autre un siècle d’injures et de malheurs à venger contre la Russie ? à recouvrer, l’une la Crimée, la Tartarie, la Bessarabie ; l’autre la Fionie et la Finlande ? Le partage de la Pologne n’avait-il pas été pour toutes les deux une déplorable calamité, et la politique la plus vulgaire ne leur disait-elle pas que le moment était venu pour elles de faire un effort immense, et d’unir leurs armes à celles de l’Occident, pour relever autour de la Russie les digues puissantes que l’Europe n’aurait jamais dû lui permettre de franchir ? Cependant elles faillirent toutes les deux dans cette grande et unique occasion ; elles refusèrent leur appui à une cause qui était la leur plus encore que celle de la France, qui pouvait seule réparer leurs malheurs passés et garantir leur avenir. Nous allons dire par quel enchaînement de circonstances fatales la Suède et la Turquie sortirent de notre sphère d’action, pour tomber dans celle de nos ennemis. Parlons d’abord de la Suède.

Nous avons déjà expliqué comment cette puissance avait suivi la Russie dans sa défection du système continental ; ce changement s’était accompli presque immédiatement après l’élection de Bernadotte, en sorte que la cause pour laquelle la Suède était allée le chercher dans les rangs de nos maréchaux, cessa d’exister au moment où il vint prendre possession de sa nouvelle grandeur. La mission qu’elle lui réservait avait perdu tout son à-propos et n’était plus applicable aux circonstances. Il n’avait plus à obtenir de son ancien souverain qu’il adoucît ses rigueurs commerciales envers sa nouvelle patrie ; qu’importait maintenant à la Suède la haine ou l’amitié de l’empereur Napoléon ? Protégée par la mer, par les escadres anglaises, par l’exemple et les conseils de la Russie, vulnérable seulement par la Poméranie, province endettée et onéreuse, elle était désormais en mesure de braver ses menaces et sa colère ; ses fers étaient brisés : elle était rendue à toute la liberté de ses mouvemens.

Bernadotte n’avait en Suède ni appui ni crédit personnel : l’amitié présumée de l’empereur l’avait seule porté sur les degrés du trône ; cette cause de son élévation cessant d’agir, sa position devenait singulièrement fausse et difficile. La noblesse et le commerce le virent d’abord d’un œil de défiance, comme le représentant d’un système qu’ils ne sentaient plus le besoin de ménager, et le sénat, tout puissant dans le pays, incertain sur des dispositions et un caractère qu’il n’avait point encore éprouvés, commença par le tenir soigneusement écarté des affaires. Cette situation n’était pas supportable : il fallait que le prince choisît entre un de ces deux partis, renoncer à la couronne de Suède et consacrer de nouveau son épée et son sang à la gloire et à la grandeur de la France, ou accepter, dans toute leur rigueur, avec toutes leurs conséquences, les devoirs de prince royal. La pénétration dans l’esprit, l’audace dans le caractère, la ruse cachée sous les dehors de la franchise, l’ambition surtout, caractérisent Bernadotte. Il n’hésita pas un moment sur le parti qu’il avait à prendre ; il dépouilla le vieil homme, et il s’incorpora à la Suède, à la Suède que tous ses intérêts rapprochaient