Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/268

Cette page a été validée par deux contributeurs.
264
REVUE DES DEUX MONDES.

nos avantages dans la Péninsule. La Russie, une fois vaincue et soumise, l’Espagne ne tarderait pas à l’être. Pour contenir Wellington et les insurgés, nos forces actuelles suffisaient : ravivée par un renfort annuel de vingt-cinq mille hommes, cette belle et valeureuse armée, qui en comptait plus de trois cent mille, était en mesure de tenir tête à tous les évènemens.

La guerre était donc résolue dans la pensée de l’empereur, et il en avait fixé l’époque au printemps de 1812. On a dit qu’il avait reculé long-temps devant cette vaste entreprise[1]. On l’a montré en proie aux plus cruelles hésitations, consultant l’avis de ses grands officiers, rencontrant autour de lui de vives résistances et parvenant enfin à en triompher comme de ses propres incertitudes. Pour nous, nous ne pouvons admettre ces doutes dans un esprit aussi ferme : il savait bien qu’au point où en étaient arrivées les choses, aucune force humaine n’était plus capable d’empêcher la lutte. Le czar, en rentrant dans le système continental, l’eût sans doute ajournée, mais tôt ou tard il eût fallu de part et d’autre s’y résigner. La question maritime et celle même de la Pologne n’en étaient après tout que des causes immédiates, et en quelque sorte matérielles : les causes premières appartenaient à des faits d’un ordre plus élevé et plus général.

Cette guerre était, de la part de la France, le dernier terme de ce vaste système de conquêtes et de prééminence, qui a son point de départ dans le traité de Campo-Formio, qui fut reproduit plus tard dans celui de Lunéville ; expression puissante des passions et des volontés de la nation française, système que Napoléon n’a point fondé, mais qu’il a mis sa gloire et son génie à faire triompher, vengeance éclatante et terrible par laquelle la révolution a répondu à l’Europe monarchique conjurée pour la détruire, et qui devait finir par la défaite et l’abaissement de la France, ou la réforme, sous son influence dictatoriale, de l’organisation politique et sociale de l’Europe.

Il y a un fait capital qui n’a pas été assez remarqué dans l’histoire de cette fameuse lutte, c’est que la paix qui a suivi les victoires de Marengo et de Hohenlinden a été pour la France et pour ses ennemis un moment décisif. Alors, et seulement alors, il était possible de fonder un état de choses solide et permanent. Ce que la convention et le directoire n’avaient pu faire, le consulat pouvait l’accomplir. La mission des pouvoirs révolutionnaires était une mission de guerre. Le traité de Campo-Formio fut, comme tout ce qu’ils créèrent, une œuvre de guerre. La mission du premier consul était une mission de paix : clore la révolution à l’intérieur, et à l’extérieur, réconcilier la république avec l’Europe, tel fut son programme politique après le 18 brumaire. Il remplit avec un merveilleux génie d’organisation la première partie de sa tâche et ne prit aucun soin de remplir la seconde. Il débuta, dans ses rapports avec l’Europe, par lui imposer le traité de Lunéville, qui était un droit créé par la victoire, mais non un acte de conciliation et de durée ; cette première transaction décida de toute la vie du premier consul. Les

  1. M. le comte Philippe de Ségur.