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point élu. De tous les illustres frères d’armes qui l’entouraient et qui formaient comme l’auréole de sa gloire militaire, ce maréchal était celui qu’il aimait le moins. Il s’était toujours fait remarquer par une ambition turbulente et tracassière, et par un esprit envieux et frondeur. On eût dit que l’obéissance lui pesait. Dans la journée d’Auerstaedt, à Wagram, et dans d’autres occasions encore, il avait manifesté de l’insubordination et des prétentions vaniteuses. Par politique autant que par modération naturelle, Napoléon avait fermé les yeux sur les torts de son lieutenant ; il avait fait plus ; il n’avait rien épargné pour s’attacher un homme que recommandaient un grand courage, un esprit brillant, une séduction infinie de manières, et plus que tout le reste, son mariage avec la sœur de la femme de Joseph. Dignités, honneurs, richesses, l’empereur lui avait tout donné ; cependant sa facilité ne pouvait aller au point d’assurer la couronne de Suède à un homme qu’il savait au fond peu dévoué, et dont l’élévation aurait l’inconvénient immense d’exciter les ombrages de la Russie. Bernadotte fut élu cependant. La diète suédoise, fatiguée, était sur le point d’arrêter son choix sur le jeune prince d’Augustenbourg ; dans un comité préparatoire, onze voix sur douze s’étaient prononcées en faveur de ce prince, lorsque l’arrivée d’un agent secret de Bernadotte, que ses partisans firent, dit-on, passer pour un courrier de l’empereur, apportant son consentement formel à l’élection, changea subitement les dispositions de l’assemblée. Heureuse de sortir d’incertitude, trompée certainement sur les dispositions réelles de l’empereur, croyant voir une protection chaleureuse dans ce qui n’était qu’un assentiment arraché plutôt qu’accordé, un prince dévoué à son souverain dans un sujet jaloux et insoumis, la diète élut à l’unanimité, le 21 août 1810, le maréchal Bernadotte, prince royal de Suède.

Napoléon n’avait que trop de raison de craindre l’effet de cette élection sur la cour de Russie ; elle fut d’abord jugée comme une combinaison toute française et l’œuvre de la politique personnelle de l’empereur. En l’apprenant, Alexandre laissa échapper ces mots : « Je le vois bien, l’empereur Napoléon veut me placer entre Varsovie et Stockholm. » Mais bientôt ses craintes se dissipèrent, et le prince de Ponte-Corvo se chargea lui-même de le convaincre que ce n’était point un ennemi de la Russie qui venait d’être appelé à gouverner la Suède.

L’élection une fois consommée, Napoléon délia son lieutenant de son serment de fidélité. On assure cependant qu’il voulut y mettre pour condition que Bernadotte ne porterait jamais les armes contre la France, et que le prince s’y étant refusé, l’empereur se résigna et lui dit : « Eh bien ! partez, que nos destinées s’accomplissent. » Ce fait, rapporté par les autorités les plus dignes de foi, nous semble en contradiction avec les procédés délicats et généreux de l’empereur pour Bernadotte, au moment de leur séparation. Le prince n’avait d’autre fortune que ses dotations. Napoléon ne voulut point que son ancien frère d’armes parût en Suède pauvre et sans ressources. Il lui promit 2 millions de son trésor. Plus tard, on a dit que ce prince n’en