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MUSICIENS FRANÇAIS.

jamais violer la règle, quand l’idée n’est point là pour vous entraîner au-delà de ses limites ! Pour moi, lorsqu’il s’agit d’un art où l’inspiration joue un si grand rôle, je ne puis admirer les hommes qui arrangent des notes avec symétrie, et vont égalisant les masses d’harmonie, comme on ferait d’une touffe d’arbres. On le voit, M. Halévy ressemble singulièrement à M. Cherubini, avec certaines réserves toutefois, comme l’imitation ressemble au type, l’ombre au corps. Cependant, comme avant tout M. Halévy affectionne le succès, il lui arrive de relever souvent des riches couleurs du goût moderne le style correct et régulier, mais monotone et désormais insuffisant, du maître, et de semer çà et là, sur le pâle tissu de son instrumentation, de ces diamans merveilleux que Meyerbeer a trouvés dans les mines profondes de l’orchestre ; mais, quoi qu’il fasse pour s’inoculer cette vie nouvelle, l’élément scolastique domine toujours, et le style de M. Halévy, même lorsqu’il se pare des effets récemment inventés par d’autres, n’en demeure pas moins le style de M. Cherubini. Que l’ombre suive ou devance le corps qui la projette, elle ne cesse pas, pour cela, d’être ombre. M. Halévy est une sorte de miroir où l’auteur de Médée trouve sa ressemblance, miroir un peu terne peut-être, mais qui, pour un maître jaloux de conserver dans l’avenir son individualité, vaut mieux, après tout, que tant d’autres plus splendides qui absorbent en eux, sans la rendre jamais, l’image qu’ils ont réfléchie une fois.

À vrai dire, la carrière de M. Halévy ne date que de la Juive, car sérieusement on ne peut guère tenir compte d’une multitude de petits opéras écrits dans le goût de Monsigny ou de Champin, et dont l’auteur lui-même aurait peine à se souvenir. La critique n’a que faire d’une semblable nomenclature ; d’ailleurs, il faut qu’un homme se soit élevé bien haut pour qu’on s’arrête à chercher la trace de ses pas dans les sentiers qu’il a parcourus au matin de sa vie ; il n’y a que le génie dont les premières tentatives éveillent l’intérêt du monde. Or, il ne peut être question de génie en cette affaire. La Juive, l’Éclair, Ginevra, voilà l’œuvre de M. Halévy ; il serait puéril de vouloir s’occuper du reste. À mon sens, ces trois partitions suffisent à donner la mesure d’un homme. M. Halévy pourra descendre plus bas que Ginevra, mais à coup sûr il ne s’élèvera jamais plus haut que la Juive. C’est là une limite qu’il s’est posée lui-même et qu’il ne franchira point. Du reste, les choses se passent presque toujours ainsi avec les hommes qui n’ont pas reçu de la nature une vocation réelle ; l’œuvre qui les met en évidence fait la gloire et le désespoir