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simultanée de la réalité historique et de la réalité humaine. Les personnages du Roi s’amuse n’ont pas vécu et ne pourraient pas vivre.

Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo marquent, dans la carrière dramatique de M. Hugo, un mépris de plus en plus hardi pour l’histoire et pour la poésie elle-même. Il n’y a pas un écolier de quinze ans qui ne soit en état de relever les erreurs historiques volontaires ou involontaires qui abondent dans ces trois ouvrages, et ce serait folie de vouloir les récapituler ; mais il y a dans ces trois pièces, dont la troisième vaut moins que la seconde, et la seconde moins que la première, un défaut plus grave que le mépris ou l’ignorance de l’histoire, c’est le mépris ou l’ignorance de la nature humaine ; c’est l’antithèse substituée constamment au développement des caractères. L’amour maternel sous les traits d’une femme incestueuse et adultère, un aventurier entre l’alcôve royale et la hache du bourreau, l’amour chaste, idéal dans le cœur d’une femme qui vend ses caresses, telles sont les antithèses que M. Hugo a prises pour thèmes dramatiques et qu’il a développées avec le secours du poignard et du poison, du décorateur et du machiniste. Ces trois drames n’appartiennent ni à l’histoire ni à l’humanité, et ne rachètent pas même l’invraisemblance des caractères par la sève lyrique qui circulait dans Marion de Lorme, dans Hernani, dans Triboulet. Une fois engagé sur cette pente de plus en plus glissante, où s’arrêtera M. Hugo ?

Tombé de l’ode à l’antithèse, de l’antithèse au spectacle, M. Hugo consentira-t-il a se renouveler ? trouvera-t-il moyen d’appliquer les richesses de son vocabulaire à des œuvres durables, à des monumens vraiment beaux, qui excitent chez le lecteur autre chose que l’étonnement, qui éveillent les sympathies de la multitude et obtiennent l’approbation des hommes lettrés ? Il possède aujourd’hui un admirable instrument ; il a prouvé depuis vingt ans, dans des œuvres nombreuses, mais incomplètes, toute l’étendue, toutes les ressources de son habileté : le temps est venu pour lui d’employer cet admirable instrument autrement qu’il n’a fait jusqu’ici. Ses odes, ses romans et ses drames, sont écrits avec des mots, et ne relèvent ni de l’intelligence ni du cœur. Cette vérité, si évidente pour nous, deviendra, nous en avons l’assurance, de plus en plus populaire ; avant un an peut-être, la critique n’aura plus besoin de la répéter ; la conviction qui nous anime à cette heure sera partagée par les disciples mêmes de M. Hugo. Ses plus fervens, ses plus fidèles admirateurs, comprendront que la poésie n’est pas tout entière dans les évolutions de la parole, et abandonneront le chef qu’ils ont suivi