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ORIGINES DU THÉÂTRE.

concours dans lequel de jeunes vierges pouvaient seules disputer le prix de l’ode ou de l’élégie. Quand on songe aux voyages que les femmes d’Athènes faisaient à Éleusis en chars découverts, et, à leur retour, pieds nus, on a quelque peine à croire qu’on les ait exclues des chants et des danses sacrés que leurs frères et leurs maris exécutaient pieusement dans l’hiéron de Bacchus. À ces motifs de doute viennent se joindre quelques passages peu remarqués jusqu’ici, et cependant fort capables, suivant moi, sinon de renverser, du moins d’ébranler fortement l’opinion commune.

Le chœur des initiés chante, dans les Grenouilles d’Aristophane, la strophe suivante, qui ne manque pas de grace si le chœur était vraiment composé de femmes, mais qui serait bien disgracieuse s’il était composé d’hommes travestis :

« Iacchus, ami de la danse, viens avec moi ! C’est toi qui as ainsi déchiré ce brodequin et ces humbles vêtemens qui prêtent à rire, et dont le modeste négligé nous permet de danser plus librement. Iacchus, ami de la danse, viens avec moi !
« Tout à l’heure mon œil indiscret a aperçu une jeune fille d’une rare beauté. Elle jouait avec ses compagnes, et la déchirure de sa tunique m’a laissé entrevoir sa gorge. Iacchus, ami de la danse, viens avec moi[1] ! »

Un autre passage du même poète semble confirmer mon opinion. Dans les Thesmophories, Aristophane, indépendamment du chœur de femmes, qui donne son nom à la pièce, en introduit un second : c’est un chœur tragique que le poète Agathon est censé instruire et exercer dans son logis. Or, les premiers mots que le poète adresse à ces choreutes sont ceux-ci : « Jeunes filles, prenez la torche consacrée aux déesses infernales, et mêlez les danses aux cris de joie[2]. » Remarquez bien que ce chœur n’est pas encore en scène, et qu’Agathon n’appelle pas ces choreutes jeunes filles par la nécessité de la situation ; c’est un chœur qui se prépare et s’exerce, une troupe à laquelle le poète est supposé faire répéter son rôle. Il semble donc qu’en les appelant jeunes filles, Agathon donne à ses écolières le nom véritable de leur sexe[3].

Le scholiaste d’Aristophane, voulant faire connaître l’arrangement des chœurs comiques, nous apprend que, quand un chœur était composé d’hommes et de femmes, le côté des hommes devait être de treize et celui des femmes seulement de onze ; de même, quand un chœur était composé de femmes et d’enfans, il devait y avoir treize femmes et seulement onze enfans. Je pense que cette disposition bizarre venait de ce qu’il y avait pour le chorége plus de difficulté à réunir un chœur de femmes et surtout d’enfans que d’hommes faits. On conçoit effectivement que, malgré tout ce qu’il y avait de religieux dans les fonctions de choreute, les parens éprouvassent pourtant quelque répugnance à abandonner leurs enfans à ces études de chants et de danses faites hors de leurs yeux.

  1. Aristoph., Ran., v. 403-413.
  2. id., Thesmoph., v. 107, seqq.
  3. Je sais bien qu’on regarde cette apostrophe comme une allusion aux mœurs efféminées d’Agathon ; mais n’est-ce pas là une explication un peu recherchée ?