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LES CÉSARS.

fils étaient venus lui demander cette grace, n’avait pas manqué de se tourner vers ses chers Romains. « Voyez, leur dit-il, s’il n’est pas bon d’avoir des enfans, les gladiateurs même en profitent. » Mais la rénovation érudite de tout le régime antique, le rétablissement de la censure avec toutes ses solennités et tous ses pouvoirs, lui souriaient bien autrement. Il se met donc à l’œuvre, confisquant les biens de ceux qui ont usurpé le titre de chevalier, interdisant aux étrangers les noms des gentes romaines, faisant en un jour vingt édits : l’un, où il recommandait de bien poisser les tonneaux ; l’autre, pour prescrire le suc de l’if contre la morsure des vipères.

Tout, à la réalité près, se passa selon l’ordre antique : Claude fit à Rome et dans les provinces le dénombrement des citoyens romains : les chevaliers, avec leurs toges d’écarlate et leurs guirlandes d’olivier sur la tête, allèrent en solennelle procession au Capitole et vinrent défiler devant lui. Mais le pauvre homme ne savait pas combien était difficile le métier de censeur. Il fallait s’enquérir de la vie privée ; il employa, pour la connaître, des commissaires qui se moquaient de lui : tel chevalier fut accusé d’être trop pauvre, il montrait son état de fortune ; tel autre d’être célibataire ou de n’avoir pas d’enfans, deux grands crimes selon l’ancienne Rome, il amenait ses enfans et sa femme ; celui-là, disait-on, s’était frappé pour se donner la mort, il ôtait sa tunique et montrait son corps sans blessure ; et le digne censeur, malgré toute sa bonne volonté d’être sévère, attrapé et baissant la tête, lui disait : « Emmenez votre cheval. »

Claude n’avait pas compris l’impossibilité de cette censure morale, de cette magistrature domestique, de cette enquête sur la vie et les mœurs de six cents et quelques sénateurs, de dix mille chevaliers au moins, de six millions neuf cent mille citoyens. Tout lui manquait pour refaire sa Rome classique qu’il aurait dû laisser dans les livres où elle était si belle. Il n’avait plus même de patriciens, et c’était pour eux que l’ancienne Rome était faite : les grandes gentes de Romulus, les petites gentes de Brutus étaient à peu près éteintes ; les guerres civiles et Tibère avaient encore hâté ce singulier et inconcevable mouvement des familles qui ne les laisse jamais se perpétuer long-temps dans l’aristocratie et tue bien vite, pour les remplacer par d’autres, celles qui se sont quelque temps illustrées. Je doute même que les successeurs de ces anciens patriciens fussent leurs héritiers bien légitimes, car des patriciens qu’avait faits César, de ceux qu’avait faits Auguste, il ne restait déjà plus de descendance. Mais Claude ne réfléchissait pas à tout cela ; il crut pouvoir faire des patriciens, c’est-à-dire faire de l’an-