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Après avoir visité les quatre salles consacrées à cette exposition, elle l’emmena dans une dernière, plus vaste que toutes les autres et éclairée comme elles, où se trouvaient des bois de construction, des débris de navires de différentes grandeurs et de différentes formes, et des parties entières du dernier Bucentaure. Elle apprit à son compagnon la propriété de tous les bois, l’usage des navires, l’époque à laquelle ils avaient été construits, et le nom des expéditions dont ils avaient fait partie ; puis, lui montrant la galerie du Bucentaure :

— Voilà, lui dit-elle d’une voix profondément triste, les restes de notre royauté passée. C’est là le dernier navire qui ait mené le doge épouser la mer. Maintenant Venise est esclave, et les esclaves ne se marient point. Ô servitude ! ô servitude !

Comme la veille, elle sortit après avoir prononcé ces paroles, mais emmenant cette fois à sa suite le comte, qui ne pouvait sans danger rester à l’Arsenal. Ils s’en retournèrent de la même manière qu’ils étaient venus, et franchirent la dernière porte sans avoir rencontré personne. Arrivés sur la place, ils prirent un nouveau rendez-vous pour le lendemain, et se séparèrent.

Le lendemain et tous les jours suivans, elle mena Franz dans les principaux monumens de la ville, l’introduisant partout avec une incompréhensible facilité, lui expliquant tout ce qui se présentait à leurs yeux avec une admirable clarté, déployant devant lui de merveilleux trésors d’intelligence et de sensibilité. Celui-ci ne savait lequel admirer le plus, d’un esprit qui comprenait si profondément toutes choses, ou d’un cœur qui mêlait à toutes ses pensées de si beaux élans de sensibilité. Ce qui n’avait d’abord été chez lui qu’une fantaisie, se changea bientôt en un sentiment réel et profond. C’était la curiosité qui l’avait porté à nouer connaissance avec le masque, et l’étonnement qui l’avait fait continuer. Mais ensuite l’habitude qu’il avait prise de le voir toutes les nuits devint pour lui une véritable nécessité. Quoique les paroles de l’inconnue fussent toujours graves et souvent tristes, Franz y trouvait un charme indéfinissable qui l’attachait à elle de plus en plus, et il n’eût pu s’endormir, au lever du jour, s’il n’avait, la nuit, entendu ses soupirs et vu couler ses larmes. Il avait pour la grandeur et les souffrances qu’il soupçonnait en elle un respect si sincère et si profond, qu’il n’avait encore osé la prier ni d’ôter son masque, ni de lui dire son nom. Comme elle ne lui avait pas demandé le sien, il eût rougi de se montrer plus curieux et plus indiscret qu’elle, et il était résolu à tout attendre de son bon plaisir, et rien de sa propre importunité. Elle sembla comprendre la délica-