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les circonstances graves et périlleuses, il est d’un esprit même froid et réfléchi de ne pas évaluer la force des résistances d’après les bases ordinaires ; car, dans ces momens-là, chez les gens de cœur, la puissance d’action est doublée. On dirait même que ces facultés surnaturelles, qui dans de pareils instans grandissent l’homme, amplifient également et corroborent les instrumens, animés ou inanimés, dont il se sert : chevaux et matériel se trouvent alors capables d’efforts qui naturellement devraient les briser. La limite du possible est reculée ; la mesure du temps s’élargit, et aujourd’hui encore, ainsi qu’à l’époque de Josué, le lien de l’activité guerrière est souvent le lien de miracles.

L’artillerie qui devait servir la batterie de brèche, partit vers cinq heures du soir de la position qu’elle occupait sur le Mansoura. À chaque pas que l’on faisait en avant, il y avait un obstacle à écraser, et il fallait conquérir tout cet espace pied à pied sur les mille difficultés qui le défendaient. C’était la terre qui manquait sous le poids des voitures, les roues qui s’ancraient dans le sol, des tournans trop raccourcis pour la longueur des attelages. C’était une série infinie de luttes, et, il faut le dire, ce fut une longue suite de victoires remportées sur les circonstances les plus désespérantes par la volonté forte et patiente, mais animée de je ne sais quel souffle d’aventureuse audace. On dut, dans le trajet, invoquer plus d’une fois l’autorité de cette parole : Le mot impossible n’est pas français. Vers minuit, la tête de ce convoi parvint au bord de la rivière. Le lit du Rummel était encombré de grosses pierres, que dans les crues d’hiver les eaux torrentueuses arrachent de leurs rives et roulent dans leur cours. Il fallut les enlever et les rejeter à droite et à gauche pour déblayer un passage praticable aux voitures. Des sapeurs du génie et des soldats du 47e travaillèrent dans l’eau pendant plusieurs heures pour accomplir cette tâche ; enfin les pièces et les caissons passèrent un à un, lentement, laborieusement, sans cesse arrêtés, sans cesse menacés des plus graves accidens et exposés de plus en plus, à mesure que les retards s’accumulaient, au danger de se trouver encore, le jour venu, sous le feu de la place. En effet, lorsqu’aux approches du matin l’obscurité plus transparente laissait deviner les objets, il y avait encore une voiture sur la rive droite et deux autres dans le Kummel, luttant contre les obstacles. Bientôt partit de la place un coup de canon, que d’autres coups suivirent à intervalles assez rapprochés ; il restait à l’artillerie, après avoir traversé le Kummel, à s’élever obliquement sur une pente raide et sans route tracée, pour rejoindre le chemin dont elle devait profiter et pour gagner les parties abritées du terrain. Dans ce trajet doublement périlleux, où les difficultés naturelles et les dangers de la guerre s’aggravaient mutuellement, une pièce fut versée ; mais elle fut relevée dans la matinée, malgré les balles et les boulets des assiégés. Cependant les autres voitures avaient poursuivi leur marche avec ordre et calme, et, vers sept heures du matin, elles étaient établies en arrière de la position qu’elles devaient occuper, couvertes contre les coups