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qui, satellites dociles de ces deux-là, règlent sur elles les phases de leur pensée et de leur foi intellectuelle : mais l’Allemagne a toujours fait exception. Par suite d’une foule de causes très complexes, elle fut, au xviiie siècle, le pays qui ressentit le moins vivement l’influence des idées générales et dominantes. La philosophie sensualiste et, avec elle, l’abolition du passé, compte peu de partisans en Allemagne. La piété des souvenirs y était restée dans toute sa pureté, et le péripatétisme, à ce titre, y avait été respecté, entretenu, comme toutes les autres grandes manifestations du passé. D’ailleurs quelques motifs plus spéciaux le recommandaient encore à l’Allemagne. Lorsqu’au xvie siècle, la doctrine péripatéticienne, puisée par les études de quatre ou cinq siècles antérieurs, attaquée par l’esprit d’innovation et par les besoins les plus légitimes de progrès, embarrassée d’ailleurs et obscurcie par les subtilités de la scholastique, était près de succomber avec l’unité même de la foi chrétienne, le protestantisme était venu lui offrir un appui tout-à-fait inespéré. Des écoles catholiques où elle se mourait, cette doctrine était passée plus pure, plus dégagée, plus vivante, dans les écoles protestantes. Mélanchthon, ramenant les fougueuses inimitiés de Luther, avait réconcilié Aristote avec les principes et les études des novateurs. Sous le costume emprunté de la scholastique, il avait discerné le véritable péripatétisme, et avec cet esprit de douceur et de fermeté qui, politiquement, fut si utile à la réforme, Mélanchthon avait imposé l’étude du péripatétisme à ses disciples et à ses coreligionnaires. Ainsi la doctrine d’Aristote, au xvie siècle, était encore nécessaire aux progrès de l’esprit humain, que les novateurs les plus énergiques en furent aussi les plus énergiques soutiens. Certainement elle avait, parmi les catholiques, de fervens adeptes, à Bologne, à Padoue et dans l’université de Paris, qui, pour elle, persécutait Ramus ; mais le culte qu’on lui rendait en Italie et en France, pâlissait à côté de celui que lui vouèrent les écoles de l’église réformée.

Depuis Melanchthon, ce culte modifié par l’esprit du temps, et restreint dans les justes limites d’une étude sérieuse et constante, n’a jamais péri. Leibnitz le reçut des mains de ses maîtres, et l’entretint lui-même avec une ardeur qui ne se démentit pas. Il tenta même, et en cela il n’aurait fait, je l’espère, que devancer notre temps, il tenta même de prouver qu’Aristote et la science moderne n’étaient pas irréconciliables. Il était peut-être besoin de démontrer au reste de l’Europe la possibilité de cette union ; mais pour l’Allemagne, elle ne fit jamais un doute. Au milieu des préoccupations révolutionnaires du xviiie siècle, l’Allemagne protestante, illustrée d’ailleurs par tant de merveilles philologiques, poursuivit, sans distraction, l’étude du péripatétisme. Une si pieuse vénération ne resta pas sans récompense : c’est Kant, c’est Hégel, ce sont les Allemands eux-mêmes, qui nous ont dit tout ce que la prodigieuse fécondité philosophique de leur patrie, à la fin du xviiie siècle, avait reçu de germes et de puissance, dans son commerce séculaire avec le plus vigoureux dogmatisme qu’ait jamais enfanté la philoso-