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peu nous conquérir cet héritage dont notre siècle est si fier à bon droit. Ce ne serait point à moi de défendre ici le platonisme ; mais l’attaquer, en louant le péripatétisme, est encore plus loin de ma pensée. Le péripatétisme et le platonisme se sont, il est vrai, proscrits et persécutés tour à tour sous des bannières diverses, à des époques différentes, et l’on a pu dire que leur lutte avait rempli le monde. Mais est-ce de nos jours, messieurs, que ces combats se sont livrés ? Est-ce dans notre siècle qu’ils peuvent encore l’être ? Aujourd’hui, ces attaques, ces persécutions, ne seraient pas même odieuses, elles ne seraient que profondément ridicules. Aujourd’hui, à côté du platonisme spiritualiste, peut prendre place, en toute sécurité, le péripatétisme, sensualiste par ses conséquences et par ses disciples, s’il ne l’est pas réellement en lui-même. Qui peut sérieusement parmi nous à s’inquiéter de ce pacifique voisinage ? Malgré mon admiration pour le génie d’Aristote, je ne me crois pas plus obligé à l’attaque que je ne me crois exposé à la nécessité de la défense.

Je ne nie donc point l’influence du platonisme sur la pensée moderne ; mais je crois que le moment est venu où l’on peut produire au grand jour d’autres titres trop long-temps négligés. Depuis Bacon et Descartes, il avait été reçu comme une opinion de bon goût et une preuve d’originalité, de dédaigner profondément l’antiquité. Ce dédain appuyé sur l’autorité de ces deux grands exemples, fit fortune en France et en Angleterre. Aristote surtout en avait été l’objet ; et c’est à peine s’il y a quelques années que ce superbe mépris n’a plus de succès parmi nous. Les meilleurs esprits n’avaient pas su se défendre de ce préjugé et de cet aveuglement de l’égoïsme moderne. Reid, le chef de l’école écossaise, tout circonspect qu’il est, par les habitudes de son caractère et par l’esprit même de sa doctrine, Reid se croit encore tenu d’insulter Aristote, passez-moi le mot, car il est vrai, et il va jusqu’à dire qu’il ne sait si, dans le précepteur d’Alexandre, le sophiste ne l’emporte pas sur le philosophe. Chez nous, il y a vingt ans à peine, l’illustre M. de Tracy affirmait, sans réclamation contraire, que jamais doctrine n’avait autant nui que celle d’Aristote à l’esprit humain. Brucker, le grand historien de la philosophie, n’est pas plus équitable que Reid et M. de Tracy. Quand les philosophes eux-mêmes en étaient arrivés à ce point, on peut imaginer sans peine ce que devait être le sentiment de la foule qui, sur ces matières, recevait nécessairement ses opinions toutes faites, des juges compétens. Molière avait raillé Aristote sur la scène ; et les sarcasmes du poète, spirituels et vrais, quand il les faisait, parce qu’alors ils pouvaient être dangereux pour lui et utiles à la société, étaient seuls demeurés, dans un siècle où cependant ils n’avaient plus ni sel ni même de signification.

Vous ne me reprocherez pas, messieurs, de m’arrêter à ces détails qui, pour des yeux attentifs, ne sont pas aussi peu importans qu’on pourrait le croire. Ce n’est pas nous, hommes du xixe siècle, qui devons mépriser l’opinion des masses, en philosophie pas plus que dans tout le reste. Si dans la foule les juges sont peu éclairés, ils sont du moins fort nombreux ; et, à ce