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LETTRE À M. LERMINIER.

est une halte féconde sur un des sommets de la montagne. Tandis qu’il y sème le grain, déjà son œil d’aigle embrasse de nouveaux horizons. Où s’arrêtera-t-il ? disent ceux de ses adversaires qui voudraient le voir reculer. Qu’il marche encore, qu’il marche toujours ! disent ceux qui le comprennent ; car sa vie, comme celle des génies puissans, comme celle des générations avancées, c’est le mouvement et le progrès. Un jour viendra-t-il où l’immensité de l’horizon sera saisie par lui ? Ce que nous savons, c’est que, de quelque cime qu’il le cherche, il en mesurera la profondeur et l’étendue sans illusion et sans vertige ; et s’il faut, pour atteindre à la terre promise, descendre dans les abîmes, il ira le premier à la découverte sans se laisser étourdir par la vaine clameur du monde. Il se risquera sur ces pentes escarpées et sur ces sentiers inconnus. C’est qu’il s’agit d’une croisade plus glorieuse pour notre siècle et plus mémorable aux yeux des générations futures que celles qui enflammèrent le zèle des Pierre l’Ermite et des saint Bernard. Ce n’est plus le tombeau, c’est l’héritage du Christ que le prêtre breton veut reconquérir ; ce n’est plus l’islamisme qu’il faut combattre, ce sont toutes les impiétés sociales ; ce ne sont plus quelques prisonniers chrétiens qu’il s’agit de racheter, c’est la presque totalité du genre humain qu’il faut arracher à l’esclavage.

Il nous reste à vous demander ce que c’est que la philosophie moderne qui fournit à votre article une conclusion si rassurante et des promesses si splendides. Il existe donc maintenant une philosophie définie, formulée, complète, irrécusable ? La religion de l’avenir est donc établie ? La sagesse des nations est donc promulguée ? Les gouvernemens et les peuples existent donc désormais en vertu d’une haute raison et d’une souveraine intelligence qui établissent entre eux des rapports agréables ? Nous ne l’avions pas encore ouï dire, et nous sommes bien heureux de l’apprendre, nous qui, au sein de nos espérances et de nos découragemens, tour à tour pleins de joie et de douleur, avions pensé que, malgré les progrès de l’esprit humain, les découvertes de la science, la chute de l’ancienne aristocratie et les triomphes importans de l’industrie, il restait encore bien des abîmes à combler auxquels personne ne daignait prendre garde, bien des turpitudes à faire cesser auxquelles on prêtait l’appui d’une tolérance intéressée ou insouciante, bien des misères à secourir auxquelles il était (disait-on) inutile, frivole ou dangereux de songer. Vous nous assurez que la philosophie moderne a pourvu à tout, qu’elle est satisfaite de ce qui se passe, qu’elle n’est nullement atteinte de cette vaine sensibilité qui nous intéresse aux souffrances d’autrui, qu’elle