Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 13.djvu/337

Cette page a été validée par deux contributeurs.
333
LETTRE À M. LERMINIER.

le regarder comme fourvoyé, dans la question puérile de savoir si le peuple a doit à la souveraineté, ou, dans le sentimentalisme d’une religion dont il ne prêche cependant que l’essence sublime, la fraternité et la charité ? Vous lui reprochez de ne point formuler son système ; vous voulez qu’il jette les fondemens d’une école et d’une doctrine, et cependant vous dites, dix lignes plus loin, après avoir demandé s’il y avait une place dans l’avenir pour un néo-christianisme : Les faits de l’avenir peuvent seuls répondre. Il serait puéril de vouloir prophétiser en détail les formes et les accidens par lesquels doit passer l’humanité. Encore une fois, M. de La Mennais ne pourrait-il pas vous répondre qu’il n’est pas obligé de vous dire de point en point ce qu’il faut substituer au présent, mais que ses larges théories reposent sur les véritables instincts, sur les éternels besoins, sur les imprescriptibles droits de l’humanité ?

N’étant pas d’accord avec lui sur ces besoins et sur ces droits, vous ne vous apercevez pas que vous le feriez rétrograder et que vous circonscririez étrangement son rôle, s’il se rendait à vos conseils et s’il accomplissait cette parole de vous, monsieur, rappelée par M. Sainte-Beuve dans son article de novembre 1836 : « Il a le goût du schisme, qu’il en ait donc le courage ! » Cette parole est belle, mais elle ne nous paraît point applicable à M. de la Mennais. Il nous est impossible de ne voir dans M. de La Mennais qu’un schismatique ; et de croire qu’il n’a pas d’autre destinée à remplir que celle de former une secte religieuse. Aujourd’hui ce serait une occupation bien stérile, et, quoi qu’on en dise, M. de La Mennais en eût-il le goût, il connaît trop bien, je pense, les choses et les hommes, pour borner ses vues à l’érection d’une petite église dans le goût de M. Chatel. Ce ne sont point des questions de dogme ni de discipline qui ont amené la rupture de M. de La Mennais avec Rome. Ce sont des questions toutes morales, toutes sociales, toutes politiques, par conséquent bien autrement vastes et sérieuses. M. de La Menais est donc bien autre chose qu’un schismatique ; c’est un grand moraliste politique, un philosophe religieux, car c’est au moment même où vous lui refusez l’intelligence de la philosophie que, par un puissant effort philosophique, il se détache du vieux monde catholique, pour entrer à pleines voiles, avec les générations nouvelles, dans le mouvement révolutionnaire. Ce n’est point non plus un utopiste, comme il vous plaît d’appeler Bentham, Saint-Simon et Fourier, puisque vous lui reprochez précisément de n’avoir pas donné la formule du nouvel état social qu’il appelle de ses voeux. C’est vous qui le conviez à