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biographie humaine. De la région sereine où il s’est placé, il domine toutes les passions, tous les intérêts de la vie actuelle ; et, tout entiers au plaisir de l’écouter, c’est à peine si nous prenons la peine de demander le nom des interlocuteurs qu’il a choisis pour interprètes. Les idylles du Mendiant et de l’Aveugle sont appelées à un succès plus général que l’idylle de la Liberté. Jamais notre langue ne s’est montrée plus mélodieuse et plus riche que dans les périodes qu’André Chénier prête à Homère. Cependant je crois que l’idylle sur la Liberté révèle chez le poète une plus grande maturité de pensée.

Les élégies consacrées aux joies et aux souffrances de l’amour semblent dérobées tantôt à Properce, plus souvent encore à Tibulle. À parler franchement, l’amour, tel que nous le comprenons aujourd’hui, tel que nous le voyons non-seulement dans les romans et au théâtre, mais dans la vie réelle, paraît à peine dans les élégies d’André Chénier. Le poète admire et célèbre la beauté de sa maîtresse ; il lui arrive de redouter l’infidélité, de pleurer l’absence ; mais ses doutes sont les doutes de l’orgueil, et ses pleurs ne s’adressent qu’au plaisir. Rien chez lui ne témoigne l’exaltation et le dévouement qui semblent inséparables de l’amour. Cette manière de comprendre les femmes appartient précisément à l’élégie latine. Properce et Tibulle ne voient dans leurs maîtresses que le plaisir et la beauté ; le dévouement et l’abnégation n’entrent pour rien dans les joies ou dans les souffrances qu’ils expriment. Mais ce qui était naturel et nécessaire sous l’empire du polythéisme nous semble singulier chez un poète né dans la seconde moitié du xviiie siècle. À cette époque, il est vrai, le sentiment religieux était peu développé ; le scepticisme, qui avait envahi la société française, ne permettait guère à la passion de s’élever jusqu’à l’extase. Aussi n’est-ce pas l’absence du sentiment religieux qui nous étonne dans les élégies d’André Chénier, mais bien la sincérité de son paganisme. Jamais il ne lui arrive d’associer l’idée de sa maîtresse à l’idée d’une vie future ; cet oubli s’explique naturellement par le milieu où vivait le poète. Mais jamais non plus il ne raille les croyances qu’il ne partage pas ; et, par cette modération, il se détache de son siècle. Il chante la beauté de sa maîtresse, et le plaisir qu’il goûte dans ses bras ; mais il parle du plaisir et de la beauté comme un païen, et son vers respire une admiration si sincère, une joie si naïve, que son amour, si incomplet qu’il soit, a quelque chose de sérieux. La jeunesse d’André Chénier ne suffit pas à expliquer le caractère païen de ses élégies ; car, de vingt à trente ans, il avait eu sans doute l’occa-