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POÈTES ET ROMANCIERS DE LA FRANCE.

des salons oisifs ; il n’écrit qu’à son heure, et il ne poursuit pas toujours la même pensée. Il commence à la fois et il mène de front plusieurs compositions. À l’exemple du statuaire qui ébauche dans la même journée un athlète et un dieu, et qui taille tour à tour dans le marbre le front de Jupiter et la jambe d’Ajax, il va d’un poème à un autre, d’une ode à une idylle, et songe à se contenter avant d’espérer les applaudissemens. Peut-être ferait-il mieux de concentrer toutes ses facultés sur une œuvre unique et de ne pas quitter le poème commencé avant de l’avoir achevé. Mais quoi ! il n’a pas toujours pour cette première ébauche la même sympathie, la même ferveur. Il se défie de ses forces, et il n’essaie pas de ramener par une volonté violente son esprit emporté en d’autres régions. Que d’autres achèvent en une semaine des poèmes qui seront oubliés le lendemain du jour où ils auront été applaudis ; il ne partage ni leur impatience, ni leur avide vanité. Il ne lira rien avant d’avoir donné à sa pensée la forme désirée, avant d’avoir dit ce qu’il veut dire. Il attendra la gloire et se passera de la vogue. Cette profession de foi n’est pas seulement un acte de modestie ; car, en présentant son apologie, André Chénier instruit le procès des poètes qu’il n’imite pas, et chacune des excuses qu’il invoque en sa faveur est un grief articulé contre les improvisateurs de son temps et du nôtre. J’ai donc eu raison de voir dans cette épître une satire excellente.

L’épître adressée à M. de Pange, sans mériter la même attention que les deux précédentes, offre cependant une lecture pleine d’intérêt. Le sujet n’est pas neuf, mais l’auteur a su le rajeunir, et c’est précisément ce rajeunissement que j’admire. Il chante le bonheur de l’étude et le bonheur de l’amour, et certes il n’est guère possible de choisir une idée plus vieille. Mais il parle de ses livres et de sa maîtresse avec tant d’élégance et de pureté, il trouve pour les antiques doctrines et pour les yeux de son amie des couleurs si belles et si harmonieuses, que l’idée paraît nouvelle et vous charme comme un spectacle inattendu. En quoi consiste la beauté de cette épître ? Comment l’auteur a-t-il renouvelé une pensée qui a traversé toutes les langues, qui appartient à tout le monde, et qui semble défier la poésie par sa vulgarité ? Il serait vraiment bien difficile de le dire. Mais, à mon avis, rien ne marque mieux que cette épître la ligne qui sépare le vers de la prose ; car chacun des sentimens exprimés dans cette pièce emprunte à la versification la meilleure partie de sa valeur. Dérangez les mots, et chacun de ces sentimens deviendra trivial ; lisez les vers d’André Chénier, et vous avez devant vous un