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REVUE. — CHRONIQUE.

Cette première méthode, la plus expéditive, la plus facile, est celle que M. Dumas paraît avoir suivie. L’autre est plus laborieuse, mais plus sûre : elle consiste à se pénétrer de l’esprit d’un siècle, à saisir son rôle dans la série des âges, autant que l’état de la science historique le permet. Pour le poète qui plonge dans le passé, avec l’intention de le ranimer sur la scène, tout paraît d’abord obscur et confus : mais, s’il persévère, son regard gagne bientôt en pénétration ; les masses se coordonnent, les physionomies se dessinent et livrent à la fin des types parfaitement caractérisés. C’est seulement par la fidèle et vigoureuse personnification de ces types que le drame historique se trouve réalisé.

On a déclaré, par exemple, que le règne du troisième des Césars ne fournissait pas les élémens d’un poème théâtral, parce qu’en effet il ne présente à la première vue qu’une série incompréhensible de crimes et d’inepties, et que Rome, à cette époque, donne l’idée d’un réceptacle d’aliénés. Mais l’étude attentive ne tarde pas à découvrir l’élément dramatique, et la figure de Caligula devient même assez monstrueusement grande, pour emplir la plus vaste scène. L’empereur a perdu la raison par suite d’une maladie ou d’un breuvage, et, comme il arrive d’ordinaire, sa folie n’a fait qu’exaspérer son instinct dominant. En sa qualité d’empereur, il était le représentant des classes opprimées sous l’ancienne constitution ; son bras devait être toujours armé, toujours suspendu sur la tête des patriciens : devenu fou il ne se contente plus de frapper les suspects ; il en fait la risée de la populace ; il les humilie à tel point, que le dernier des esclaves doit s’estimer heureux de n’être pas né sénateur. Chacune des extravagances qui révolteront la postérité, caresse les passions haineuses de la foule. Le Caligula de M. Dumas porte un défi au peuple, quand il lui donne son cheval pour consul ; selon l’histoire, au contraire, le peuple dut battre des mains le jour où le fou arracha les insignes des personnes consulaires qui baisaient la poussière de ses pieds, pour en couvrir le fier Incitatus. L’explication que nous donnons ici du rôle politique de Caligula, n’est pas hasardée, il serait facile de la confirmer par des citations ; de rappeler, par exemple, que l’empereur insulté publiquement, ne dit mot, parce que, ajoute expressément Dion Cassius, il avait affaire à un savetier. Nous le répétons, l’instrument aveugle et déréglé d’une des plus grandes révolutions que l’humanité ait subies, devient éminemment dramatique, dès qu’on entrevoit le ressort de sa puissance, c’est-à-dire, dès qu’on le complète en groupant autour de lui les différens types populaires, le plébéien, le prétorien, l’affranchi, l’esclave, l’étranger mercenaire. Assurément, si M. Alex. Dumas avait étudié son sujet assez long-temps pour arriver à cette perception historique, il eût trouvé une action moins surchargée d’incidens, d’une logique plus satisfaisante, et dans laquelle se fussent merveilleusement encadrées les heureuses figures d’Aquila, de Stella et de Lépidus.

Il n’est pas permis de se prononcer sur le style d’un ouvrage important et de longue haleine d’après une seule audition. Nous nous contenterons de dire que beaucoup de saillies dans le prologue, de traits brillans dans la pièce, ont été applaudis, et que le public a paru agréablement entraîné par le mouvement poétique. La mise en scène et l’exécution ont été satisfaisantes. M. Ligier a lutté avec courage et talent contre les défauts du rôle principal. M. Beauvalet, plus heureusement partagé, a fort bien rendu la physionomie à la fois rude et sympathique d’Aquila. M. Menjaud, qui ne paraît que dans