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fils d’Adam après la création. Ôtez à l’Amérique ce vaste domaine de l’ouest où chaque année voit s’élever une ville, et chaque lustre un état nouveau ; retranchez le désert où les grandes villes rejettent les flots de leur population exubérante, et de ce jour le gouvernement des États-Unis, c’est-à-dire l’application pratique de la souveraineté populaire, deviendrait une désastreuse impossibilité.

Supposant l’Amérique placée dans les conditions de travail et de concurrence forcément imposées à l’Europe, n’est-il pas évident qu’on y verrait les intérêts de propriété se grouper contre des passions soumises à des excitations analogues ? Que si, après avoir amassé un pécule dans les ateliers de New-York ou de Lowell, cette fabrique subitement convertie en ville, les ouvriers américains n’avaient plus devant eux la perspective assurée d’une concession de terre aux bords de l’Ohio ou de l’Arkansas ; si le mechanic ne pouvait à chaque instant devenir farmer, et cessait dès-lors, en exerçant ses droits politiques, de statuer sur des intérêts qui le touchent directement, qui doute qu’une révolution ne fût imminente en Amérique, ou plutôt que, par ce seul fait, elle n’y fût déjà consommée ? Contrainte de résister à une classe dont l’existence serait soumise à toutes les vicissitudes qui la menacent en Europe, la bourgeoisie essaierait à la fois la résistance armée et la résistance légale, et cette tendance est déjà, au sein de l’Union, bien autre chose qu’une gratuite hypothèse. Puis, si les chefs de l’industrie et les possesseurs du sol se prenaient à douter d’eux-mêmes, ils dépasseraient peut-être bientôt les limites où la balance des intérêts semble permettre à l’Europe de s’arrêter ; on les verrait invoquer le despotisme, funeste et dernière ressource sur laquelle l’Amérique ne paraît pas pouvoir jamais compter, car il y serait sans racines, et les peuples ne sauraient se donner à lui tout à coup, comme une ame se voue à Satan dans une heure de désespoir.

Ces observations sont tellement vulgaires aujourd’hui, grâce surtout au grand et beau travail de M. de Tocqueville, qu’on hésite à les reproduire, tant elles appartiennent à tous. Toutes simples qu’elles sont, ne suffisent-elles pas cependant pour faire naître des doutes graves sur l’avenir démocratique qui nous est chaque jour annoncé comme infaillible ? Allons-nous vers un état moral tel que la notion de supériorité intellectuelle tende à s’effacer devant la