Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 9.djvu/661

Cette page a été validée par deux contributeurs.
655
DE LA DÉMOCRATIE ET DE LA BOURGEOISIE.

teur des Lettres sur l’Amérique du Nord a observé l’effet d’une savante organisation du travail sur la condition des peuples. M. de Tocqueville a systématisé les doctrines ; M. Michel Chevalier s’est surtout préoccupé des faits qui les rendent applicables. Si l’un et l’autre s’accordent sur les résultats politiques, leurs tendances d’esprit sont fort différentes. Celui-ci, apôtre sous des formes nouvelles et vagues encore du principe d’autorité qui a constitué l’Europe, le voit dominer l’avenir de la jeune Amérique ; celui-là, disciple du principe américain de la liberté démocratique, accepte sans enthousiasme, mais avec calme et confiance, l’avenir qu’il prépare à la vieille Europe. M. de Tocqueville est sévère dans ses formes, didactique et rationnel dans ses conclusions, comme un homme qui croit que la logique gouverne le monde ; son livre est le développement rigoureux d’une idée-mère, et l’on sent que l’imitation de Montesquieu, combinée avec la volonté d’être sobre, arrête l’essor d’une heureuse nature, et lui enlève peut-être plus qu’elle ne lui donne. M. Chevalier est abondant et libre ; moins immobile sur les principes, il est plus hardi dans ses conclusions ; sa pensée court de l’Amérique à l’Europe, du présent à l’avenir, avec la rapidité de ces rail-ways qu’il décrit d’une manière pittoresque et savante ; ses Lettres sont une longue série d’impressions qui, lors même qu’elles ne concordent pas, n’ouvrent pas moins de toutes parts de vastes et larges percées.

Quoi qu’il en soit, grâce à cette sagacité française qui comprend tout lorsqu’elle veut bien s’en donner la peine et qu’elle sait éviter l’engouement, ce grand écueil de notre génie, l’Amérique est aujourd’hui mieux comprise de l’Europe que d’elle-même. Pendant qu’elle s’adore dans sa béate quiétude, nous sommes en mesure de la juger ; nous pouvons enfin résoudre l’un des plus grands problèmes du siècle, et nous demander si en brisant la vieille forme aristocratique, l’Europe ira jusqu’à la démocratie américaine, et si l’application complète du principe de la souveraineté du peuple, telle qu’elle a lieu aux États-Unis, est pour la France le corollaire obligé du gouvernement de la classe moyenne ; question immense, que ces courtes considérations ont pour objet de bien poser.

On a fait judicieusement observer que ce qui constitue dans son essence le gouvernement des États-Unis, c’est la souveraineté du plus grand nombre s’exerçant dans toute sa réalité, modi-