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REVUE DES DEUX MONDES.

L’amour du poète anthropophage est un amour ardent, infernal, affamé, insatiable, qui n’a rien de la tiédeur des amours ordinaires.

Tu m’aimes, et pour toi, vierge aux yeux veloutés,
Mon cœur comme l’enfer a d’éternelles flammes,

dit-il à Marie ; et Marie ne doit pas, j’imagine, être plus tranquille pour son corps que pour son ame, entre les bras d’un pareil amant.

Plus on avance dans le livre, plus on voit le sentiment humain et moral de l’auteur s’obscurcir, plus on le trouve en proie à ses effroyables vertiges. On sait que les poètes, à quelque catégorie qu’ils appartiennent, se plaisent à conter leurs sympathies favorites. Nous avons montré à quels excès lyriques ce penchant a poussé Mlle Élise Moreau, cette jeune fille si remplie de douceur ; la poésie anthropophage devait naturellement nous dire aussi ses prédilections. L’Horreur, l’une des dernières pièces d’Il Tormento, nous apprend, ce qui ne nous étonne guère, que le poète anthropophage aime surtout à s’enfoncer, par une nuit glacée et ténébreuse :

À travers les détours d’un sauvage charnier.

Toutefois, entendons-nous. Quand le poète dit qu’il aime une nuit ténébreuse dans le charnier, il ne veut pas des ténèbres telles qu’il soit impossible de rien distinguer, car, il le remarque très sensément :

Quand le ciel plombe noir,
Quand le hideux hibou hue autre part sa peine,
Que peut-on aux charniers alors entendre et voir ?

Ici, tout en protestant contre les goûts inhumains de l’auteur, nous reconnaîtrons l’extrême habileté de son harmonie imitative. Le hideux hibou hue ! Cette accumulation des h aspirés porte au plus haut degré l’horreur qu’inspire toute la pièce.

Vous êtes maintenant préparé à tout. Le poète a jeté son dernier masque. La pièce qui a pour titre : les Deux Anthropophages, met en pleine lumière toute la férocité de sa doctrine. Il faudrait citer d’un bout à l’autre cet impayable morceau. La scène se passe au milieu d’une savane : deux nègres accroupis s’apprêtent à dévorer un de leurs frères. Avant d’être découpée vivante, la victime entonne, comme le cygne, son dernier chant :

Je ne boirai plus dans un crâne
Le sang chaud de mon ennemi !
Que dira donc Marra, ma rousse,
En apprenant qu’on m’a mangé ?
Comme un bambou que mon fils pousse,
Et que par lui je sois vengé !

L’auteur entre ensuite dans l’épouvantable détail de la dissection ; il décrit l’atroce banquet avec une complaisance qui glace. Bien mieux, il