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de Manchester, apprécie avec beaucoup d’esprit et de rectitude les récriminations réciproques de l’Angleterre et de la Russie. « La Russie, dit-il, est accusée par nous d’être une nation envahissante ! Depuis la journée de Pultava jusqu’à l’époque du passage des Balkans, disent les journalistes, les orateurs et les écrivains anglais, le gouvernement russe a été incessamment occupé à dérober et à accaparer. — Mais qu’a fait l’Angleterre pendant ce temps ? — Durant le dernier siècle, la Russie a dépouillé la Suède, la Pologne, la Turquie et la Perse ; dans cette même période la Grande-Bretagne a dépouillé… — non, cette phrase est impolie, — elle a étendu les limites des domaines de S. M. B., aux dépens de la France, de la Hollande et de l’Espagne. Assurément, les Russes peuvent se justifier par notre exemple, et nous montrer un pied sur le roc de Gibraltar, et l’autre sur le cap de Bonne-Espérance, avec le Canada, l’Australie et la Péninsule de l’Inde, formant la triple tête de Cerbère de notre monstrueux empire, avec mille acquisitions moindres, éparses sur la surface du globe, qui sont autant de témoignages de notre insatiable appétit. Non, vraiment, nous ne sommes pas un peuple qui ait le droit de prêcher des homélies aux autres peuples, en faveur de l’observation nationale du huitième commandement. » Et l’auteur anglais termine cet acte de franchise en citant une scène entre deux personnages de l’opéra des Gueux, qu’il recommande aux diplomates des deux cours. Sa citation est en trop bon anglais pour que j’essaie de la traduire : Like Lockit and Peachum, the British lion and the Russian Bear, instead of tearing one another, had better hug and be friends. — « Brother bruin, brother bruin, we are both in the wrong. »

Quant à l’affaire qui divise en ce moment l’ours et le lion, comme dit, dans son langage un peu matelot, l’auteur anglais, ce n’est qu’un épisode peu important, si on le compare aux précédens motifs de querelles. L’Angleterre a laissé la Russie s’établir aux sources du Danube, ouvrir la mer Noire à ses provinces polonaises depuis le traité de Bucharest, dominer la mer d’Azof depuis le traité de Kainardgy, s’emparer de la Crimée par l’ukase de 1783, s’étendre le long de la Circassie jusqu’au Caucase, regagner la côte méridionale de la mer Noire par le traité qui lui livra, en 1802, la Mingrélie, jusqu’aux grandes concessions de 1829 et de 1833,