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rait à des résultats analogues. Les instincts et les tempéramens des peuples se trahiraient ainsi dès leur berceau.

Maintenant, je suppose qu’après le long travail des trouvères, la France, au foyer de toutes les traditions épiques, eût produit un homme capable de les résumer dans un monument durable. Je ne crois pas qu’en aucun temps, poète eût trouvé sa tâche plus avancée. D’une main hardie, il se serait emparé des ébauches que le siècle produisait partout en Europe. Souvent, à ces ébauches, il ne fallait qu’un trait de plus pour sortir de la barbarie et s’élever aux formes d’un art indestructible ; l’Homère féodal eut absorbé ainsi le génie épars des rapsodes de la féodalité. Dans la lutte de Mahomet et du Christ était naturellement contenue l’unité de son sujet. À ce fondement il eut rattaché les épisodes innombrables qui s’en étaient séparés, et auxquels il ne manquait rien que la main du maître pour s’ordonner entre eux. Cet Arioste sérieux, que j’imagine ici, eût mêlé dans une même action le cycle d’Arthus et le cycle de Charlemagne, c’est-à-dire l’église et la féodalité, le nord et le midi. En même temps que la monarchie réunissait les provinces, il eût absorbé tous les fiefs de poésie dans un poème-roi ; et sous cette forme, l’épopée eût été l’image et la réalisation anticipée de la société française. N’oubliez pas que la langue propre à ce monument était plus qu’à demi achevée. Le rhythme avait été créé par l’instinct des troubadours et par l’imitation des chants mauresques. Quant au caractère de la stance épique, il semblait indiqué et préparé par les tirades où dominait dans la rime continue un son fondamental. Que fallait-il à ces vers du poème de Roncevaux, d’une partie de Guillaume, de Gérard de Vienne, de Garin le Loherain, de Renaud de Montauban, de Fierabras, pour se dépouiller de leur enveloppe grossière ? Ils contenaient tous les rudimens d’une langue héroïque. Quoi de plus ? Les ébauches étaient préparées ; tous les fils étaient tendus. Pourquoi l’artiste a-t-il manqué à l’œuvre ? Faute d’un homme, le travail des générations est demeuré stérile. Nous voyons aujourd’hui les membres épars du poème ; mais le poème, qui le verra jamais ? Ni demain ni plus tard, la vie ne reviendra à ces généreux trouvères, Adenez le Roy, Girardin d’Amiens, Huon de Villeneuve, Jehan de Flagy, ni à tant d’autres dont je voudrais savoir les noms pour les redire. Un insondable oubli pèse sur eux tous également, et pourtant ils