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POÈTES ÉPIQUES.

saignante. Il la prépare de ses mains, à la manière d’Achille ; et ce genre de vie finit par devenir si difficile à supporter, qu’il le quitte à la première occasion.

Bien différent est le Tristan de Gottfried de Strasbourg. Ses deux amans ne boivent ni ne mangent. Si vous demandez comment ils se nourrissaient, dit le vieux poète d’Alsace, c’est moi qui vous le dirai : au fond des forêts et sous la ramée, ils trouvaient un meilleur breuvage que sur la table d’Arthus ; c’était la douce confiance, l’amour[1] embaumé ; ils avaient pour serviteur l’ombre et le soleil, le vert tilleul, la rivière et la source, l’herbe, la feuille et le bourgeon. Pour messagers, ils avaient aussi le petit et pur rossignol, l’alouette et la linote, et les gais oiselets des bois. Mainte douce langue pour eux chantait et déchantait[2]. L’arbre, le pré verdoyant et la fleur sous l’herbe, et la douce rosée, leur souriaient quand ils passaient : que leur fallait-il davantage ?

Les différences des deux peuples ne sont-elles pas déjà toutes marquées dans cet exemple ? Ce Tristan, chasseur industrieux, si vite rassasié de son idéal solitaire, si empressé à retourner parmi les paladins au milieu des tournois, n’est-ce pas le génie de la France elle-même, si promptement lassée des forêts enchantées du moyen-âge, si avide de la vie active des temps modernes ? Au contraire, ce Tristan perdu dans sa propre fantaisie, qui, au lieu de son arc, emporte sa harpe dans les bois, qui vit éternellement d’un invisible souffle, qui passe les heures et les jours à s’enivrer du breuvage de ses propres désirs, pour qui la blonde Yseult remplace tous les paladins de la chevalerie et tous les bruits du siècle, ce Tristan, on pourrait dire ce Werther de la chevalerie, contemplatif, oisif, n’est-ce pas l’Allemagne telle qu’elle devait nous apparaître plus tard ? Et n’est-il pas sensible que de ces deux poésies, la première, en grandissant, ira aboutir au sensualisme de Voltaire, et la seconde au panthéisme de Goethe ? Si l’on pouvait comparer les versions italiennes, danoises, anglaises, espagnoles, on arrive-

  1. Diu gebalsamite minne. Gottf. v. Strasb., pag. 230.
  2. Ces mots français, ainsi qu’un grand nombre d’autres (même des vers français tout entiers) sont dans le texte de Gottfried. Je remarque qu’on ne les retrouve pas dans le passage correspondant du poème français. Gottfried aurait donc eu sous les yeux un autre poème que celui dont il nous reste des fragmens, et que l’on attribue à Chrétien de Troie.