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DU THÉÂTRE EN FRANCE.

émouvoir le spectateur aussi sûrement que le lecteur. M. de Vigny a bien fait de chercher dans l’homme une partie que MM. Dumas et Hugo avaient négligée, la partie que les yeux n’aperçoivent pas, et qui n’excite en nous aucun désir tumultueux ; il a bien fait d’abandonner le visible pour l’invisible, et de réagir contre le sensualisme grossier qui régnait sur le théâtre. Mais, à notre avis, ce serait un étrange aveuglement que de proclamer la partie gagnée parce que Chatterton a été applaudi. Il ne faut pas oublier à quelle époque Chatterton a été représenté. La pièce de M. de Vigny arrivait après les ouvrages de MM. Dumas et Hugo, et s’adressait à un public blasé. La foule était lasse de l’adultère et de l’échafaud, et demandait impérieusement des émotions d’un ordre plus élevé. Le mutuel et silencieux amour de Chatterton et de Kitty Bell n’a pas satisfait tous les désirs de la foule ; mais il a eu du moins le mérite de reposer l’attention haletante, et c’est à ce mérite qu’il faut attribuer une partie du succès. D’ailleurs le style de la pièce devait concilier au poète la sympathie et le respect.

Si M. de Vigny persévérait dans ses habitudes élégiaques, il serait forcé de renoncer au théâtre. Sans attendre l’indifférence de l’auditoire, il reconnaîtrait l’inutilité de ses efforts ; mais nous espérons que l’auteur de Chatterton saura faire de son talent un usage mieux entendu ; nous espérons qu’il acceptera franchement les lois de la poésie dramatique. Soit qu’il invente de toutes pièces les personnages de ses drames, soit qu’il mette en scène des caractères historiques, il se résoudra certainement à placer l’action au-dessus des évènemens, au-dessus de la plainte, en un mot, à montrer les passions, au lieu de les analyser. La différence même que nous avons signalée entre la Maréchale d’Ancre et Chatterton, différence qui n’a échappé à personne, témoigne assez clairement que M. de Vigny ne se croit pas lié par ses précédens, et qu’il ne verra pas dans le succès obtenu par Chatterton l’obligation de produire une série d’œuvres conçues dans le même système. S’il a le sentiment de son génie poétique, du moins il n’a pas l’orgueil de croire qu’il ne doit pas varier. En écrivant la Maréchale d’Ancre, il a pris la succession des évènemens pour l’action des personnages et le développement des caractères ; cette erreur est d’autant plus singulière, que M. de Vigny avait traduit l’Othello de Shakespeare, et