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qu’il dérivât vers l’antithèse la plus facile, c’est-à-dire vers le contraste des couleurs, vers la bure et la soie, la serge et le velours, les ténèbres de la prison et les palais illuminés. Il n’a pas échappé aux conséquences du principe qu’il avait embrassé ; par l’ode, il rendait impossible, et je dirais volontiers inutile la vie de ses personnages ; par l’antithèse, il arrivait naturellement au spectacle. Or, dans Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo, il a voulu pour l’antithèse et le spectacle tout ce que le décorateur, le machiniste et le costumier pouvaient réaliser. Il a disposé de la couleur et du mouvement avec une largesse toute royale. Il a dépensé en trappes et en serrures secrètes, en panneaux dorés et en coupes ciselées, en perles et en fleurons, en couronnes et en manteaux, en colliers et en armures, de quoi subvenir aux magnificences de la plus riche cour d’Europe. Mais ni l’ode, ni l’antithèse, ni le spectacle, n’ont enchaîné la sympathie publique. L’ode a tenu la curiosité en suspens pendant quelques mois, mais n’a pas pénétré au-delà des classes lettrées. L’antithèse et le spectacle ont amusé la foule pendant quelques jours et provoqué chez les esprits sérieux une colère qui bientôt s’est transformée en indifférence. Y a-t-il eu de la part des spectateurs ignorance, ingratitude ou injustice ? Nous ne le pensons pas. Pour s’intéresser pendant trois heures aux odes récitées par des hommes sans caractère, sans passion, sans vie, il faut être voué depuis long-temps aux études littéraires, et la foule ne peut suivre avec une attention bien empressée cette palœstre lyrique. Pour assister sans ennui à l’antithèse perpétuelle de la laideur corporelle et de la beauté morale, de la débauche et du dévouement, de la reine et du bourreau, de la prostitution et de la vertu, il faut ne pas aimer les sérieuses pensées, ou redevenir enfant, et l’oubli des ans n’est pas toujours facile. Il nous semble donc que la destinée des pièces de M. Hugo a été ce qu’elle devait être, et que le poète n’a pas le droit de se plaindre. Tant qu’il est demeuré dans les conditions littéraires, tant qu’il a essayé de naturaliser l’ode au théâtre, quoiqu’il méconnût le but de la poésie dramatique, les hommes lettrés lui ont tenu compte de son amour pour la poésie à laquelle il devait ses premiers succès. Il se trompait, mais son erreur devenait glorieuse par la persévérance. Il voulait l’impossible, mais il le voulait par des moyens que l’art avoue, et ceux même qui ne se rangeaient pas à son avis, respec-