Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 9.djvu/25

Cette page a été validée par deux contributeurs.
21
SIEYES.

eut refusé la place de second consul, quelques honneurs allèrent encore le chercher sans qu’il les désirât : le sénat conservateur le choisit pour son président, et l’empereur le nomma comte ; mais il se démit de la présidence du sénat, et ne prit part ni aux conseils ni aux actes de l’empire. Pendant toute cette époque, il s’effaça politiquement. Membre de cette classe des sciences morales et politiques de l’Institut, au sein de laquelle l’avaient appelé les premiers les travaux de toute sa vie, il avait passé dans l’Académie française lorsque cette classe avait été supprimée, pour y revenir lorsqu’elle a été rétablie. Il vivait alors avec quelques amis, restes des anciens temps, et conservateurs des idées qui n’avaient péri un moment que pour renaître sous une forme plus réelle et plus durable. L’empire avait renversé ses plans, la restauration bouleversa son existence. Après avoir souffert dans ses idées, il fut privé de son pays. Il passa quinze ans en exil, depuis 1815 jusqu’en 1830. À cette époque, l’octogénaire M. Sieyes, qui avait coopéré aux plus grands évènemens du dernier siècle, assisté aux prodiges et aux catastrophes de celui-ci, vit se terminer la révolution de 1789 par celle de 1830, vint jouir, dans sa patrie recouvrée, de la liberté dont il avait été l’un des principaux fondateurs, et finir dans le repos et l’obscurité une vie qui s’est éteinte à quatre-vingt-huit ans, désirant être jugé sur ce qu’il avait fait, et ne croyant pas avoir besoin de laisser des explications à la postérité pour être grand devant elle.

C’est ici le moment d’apprécier cet esprit puissant et singulier, et de le faire avec le respect dû à un confrère illustre, mais avec l’impartialité qu’exige l’histoire à laquelle il appartient. Sieyes était plus un métaphysicien politique qu’un homme d’état. Ses vues se tournaient naturellement en dogmes. Il avait prodigieusement d’esprit et même de causticité, plus de clarté et de vigueur de style que d’éclat, et moins d’art que d’arrangement. Mais il manquait de talent oratoire, et quoiqu’il fût très fin et connût bien les hommes au milieu desquels il avait vécu, il n’aimait pas à les mener, et peut-être n’avait-il pas ce qu’il fallait pour le faire. Il savait prendre de l’ascendant, mais il ne travaillait pas à le conserver. Il cherchait peu à se produire. Hardi d’esprit, et dans l’occasion courageux de caractère, il était circonspect et timide par orgueil. Il ne se livrait aux évènemens comme aux hommes que