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SIEYES.

consacrait le droit de tous les citoyens, et portait à la tête de l’état et à la direction des affaires les hommes les plus capables. Il pensait, à la différence de Rousseau, que l’individu devait être le but et non le pur instrument de l’état ; en un mot, que l’homme passait avant le citoyen, le droit avant la loi, la morale éternelle avant les règles mobiles et changeantes des sociétés. Il voulait la monarchie, mais il la voulait restreinte, couronnant et ne supportant pas l’édifice. Les vieilles sociétés lui paraissaient des pyramides renversées qu’il fallait remettre sur leur base.

Passant de ses théories à leurs applications, il n’avait pas seulement arrêté les principes, mais les institutions et le langage même. On en jugera par l’anecdote suivante. En 1788, dans un de ses fréquens voyages de Paris à Chartres, il se promenait un jour aux Champs-Élysées avec l’un des plus illustres membres de cette académie[1]. Il fut témoin d’un acte de brutalité commis par le guet qui était alors chargé de la police de Paris : une marchande occupait dans les Champs-Élysées une place où elle ne devait pas se tenir, et d’où le guet l’expulsa violemment ; tous les passans s’arrêtèrent et firent éclater des murmures ; Sieyes, qui était du nombre, dit : Cela n’arrivera plus lorsqu’il y aura des gardes nationales en France.

Le moment vint bientôt où les contemporains de Sieyes emportés vers les plus hardies et les plus complètes innovations, le prirent pour le représentant de leurs désirs et le rédacteur de leurs pensées. La révolution s’avançait à grands pas. Les réformes que réclamait le vœu public et qu’exigeaient les nécessités du temps, avaient été refusées par les corps privilégiés de l’état. La royauté, animée des meilleures intentions, n’avait pu les réaliser administrativement. Le désordre des finances, pour le rétablissement desquelles on avait vainement convoqué deux assemblées des notables, précipita encore le cours des choses, et força la couronne d’en appeler aux états-généraux, qui n’avaient pas été réunis depuis cent soixante-quinze ans.

Mais comment convoquer les états-généraux ? les réunirait-on comme en 1614, en les faisant voter par ordre, ou adopterait-on

  1. On sait que la notice de M. Mignet a été lue le 28 décembre à l’Académie des Sciences morales et politiques.