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n’était que la vie, et parce qu’elle se montrait sans pitié pour elle-même, elle se croyait le droit d’en refuser aux autres. Du reste, l’avidité de gain, qui la rendait cruelle à l’égard de son fils, venait chez elle d’un sentiment d’honneur. Chargée de dettes contractées par son mari avant sa mort, elle s’était imposé l’obligation de les payer toutes ; son travail et celui d’Adrien n’avaient point d’autre but. Mais Catherine Brauwer gâtait cet acte de probité délicate par la manière dont elle l’accomplissait. C’était une de ces femmes qui, n’ayant pas les grâces du cœur, donnent au dévouement même la laideur de l’égoïsme, font tort au bien en le pratiquant, et semblent une mauvaise connaissance que l’on est fâché de voir à la vertu.

Condamné à accomplir un devoir pénible dont il ne sentait pas l’importance, contrarié dans tous ses besoins, dans tous ses goûts, Adrien n’avait point tardé à prendre sa mère en aversion. Aussi, lorsque celle-ci tomba malade, par suite d’un travail excessif, n’éprouva-t-il point les tendres inquiétudes qu’il eût dû ressentir. La dureté des autres nous endurcit nous-mêmes, et l’indifférence des fils n’est pas la moindre punition de l’insensibilité des parens. Adrien ne vit dans les souffrances de sa mère qu’un motif de congé. La vieille femme l’avait retenu au logis seulement par la crainte ; dès qu’il s’aperçut qu’elle ne pouvait plus se lever ni le battre, il méprisa ses ordres et prit la fuite.

Il y avait si long-temps qu’il n’avait joui de sa liberté, qu’il en éprouva d’abord une sorte de délire. Il traversa en courant les faubourgs et arriva en quelques minutes dans la campagne. Il y avait là de l’air, des blés mûrs et des arbres avec des oiseaux qui chantaient parmi les feuilles !… Adrien se jeta à terre et se roula sur l’herbe en poussant des cris de joie. Il se balança ensuite aux branches des vieux sapins, but aux fontaines, courut pieds nus dans les ruisseaux et s’assit au bord d’une prairie pour se faire une coiffure de joncs.

Sa journée s’écoula ainsi à chanter, à courir, et à parler aux papillons qui passaient dans l’air. Cependant la faim l’ayant fait songer au retour, la joie commença à faire place à l’effroi : il reprit le chemin de la ville lentement et la tête baissée. Au moment où il aperçut de loin le toit de sa maison, il s’arrêta tout frissonnant ; il venait de penser qu’il pourrait trouver sa mère guérie, et cette idée l’épouvantait. Cependant, après un instant d’hésitation, il continua sa route timidement, en rasant les murailles ; plusieurs voisines étaient arrêtées près de la porte de sa mère, et l’une d’elles l’aperçut de loin.

— Le voilà ! s’écria-t-elle.