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ADRIEN BRAUWER.

Elle se pencha sur le châssis que l’enfant lui présentait avec inquiétude.

— Trois fleurs et deux oiseaux seulement ; j’en étais sûre quand je t’ai vu sortir ! Pourquoi n’es-tu point resté au poêle avec moi ?

— Mère, il faisait si beau ! répondit l’enfant avec timidité.

— Si beau ! s’écria la petite femme exaspérée ; est-ce que cela te regarde, qu’il fasse beau ? Me vois-tu m’occuper du temps, moi ? — Si beau !… Ne croirait-on pas qu’il se nourrit de soleil ? — Adrien, tu es déjà un paresseux et un vaurien comme ton père ; mais, prends garde, mes balais ont des manches !…

Le pauvre enfant frissonna à ces mots ; il reprit son cadre, ses couleurs, ses pinceaux, et voulut rentrer.

— Ne vois-tu pas que la nuit vient et qu’il fait noir dans la maison ? reprit sa mère ; veux-tu que j’allume une lampe pour toi ? Reste où tu es, et profite de la fin du jour ; il faudra bien que tu travailles, car je vais venir à tes côtés.

Elle rentra, en effet, un instant, et reparut bientôt avec son métier à broder.

Cependant Adrien avait repris son châssis et n’osait lever les yeux. Il peignait sur toile des oiseaux et des fleurs qui devaient être vendus comme parure aux paysannes des campagnes de Harlem. Dans le principe, il n’avait fait que tracer à la plume, sur un canevas, des dessins que sa mère brodait ensuite ; mais son goût s’étant rapidement développé, ses esquisses étaient devenues des peintures pleines de fraîcheur, et qui étaient plus recherchées par les acheteuses que les broderies de la mère. Dès que celle-ci connut le profit qu’elle pouvait tirer du précoce talent d’Adrien, elle ne lui laissa plus ni loisir, ni repos. Il fallut que l’enfant renonçât aux jeux de son âge, aux rondes du soir sur les places publiques, aux promenades du dimanche le long des prés. Plus de nids à chercher, de fleurettes à cueillir, de papillons à poursuivre ; le temps d’Adrien était devenu trop précieux pour qu’il le dépensât à être heureux. Il se coucha plus tard, se leva plus matin ; on éloigna de lui tout ce qui aurait pu le distraire, y compris l’air et le soleil. L’enfant subissait déjà la peine de son génie ; le pauvre oiseau était devenu une poule aux œufs d’or.

Cette nouvelle vie altéra la santé d’Adrien ; mais sa mère n’y prit point garde. Cette femme avait été cruellement éprouvée, et son ame était devenue semblable aux mains caleuses qui n’ont plus de toucher. Ce n’était point un être fort, mais un être endurci à la douleur. Comme elle avait toujours souffert, il lui semblait que la souffrance