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d’insultant dans les regards qu’elle jette sur sa mère ; elle cède à sa curiosité sans soupçonner que le respect filial lui prescrirait de détourner les yeux. Tels sont les acteurs que M. Sainte-Beuve a mis en scène ; tel est le drame qu’il nous raconte, drame muet, mais poignant ; car le voyageur sur qui ces deux femmes ont les yeux fixés, que la mère contemple avec une sympathie plus que bienveillante, que la fille étudie avec une attention indiscrète, est un noble exilé. Quoique vêtu d’une façon vulgaire, il ne peut déguiser la noblesse de son origine. L’expression de son visage révèle clairement qu’il n’a connu jusqu’ici que le travail de la pensée. La jeune femme, qui suit tous ses mouvemens avec une inquiétude fébrile, n’a pas vu impunément un homme pareil à celui qu’elle avait rêvé, digne de la comprendre et de l’aimer. De la compassion pour le malheur à la tendresse il n’y a qu’un pas, et, malgré son respect pour ses devoirs, elle sent que sa tête s’égare et qu’elle pourrait le franchir. Aux yeux du monde, elle est encore pure ; mais, quoique debout encore, elle est confuse comme après la chute, car elle compare le père de ses enfans à la noble figure de l’exilé ; elle se sent malheureuse, méconnue, et si elle ne maudit pas la brutalité de son mari, elle ne peut s’empêcher de murmurer. Elle aurait besoin d’amour, de respect, d’un échange actif de sentimens et de pensées ; tous ces biens, que son mari ne lui a pas donnés, ne lui donnera jamais, un autre pourrait les lui donner. Mais elle ne veut pas d’un bonheur coupable ; elle souffrira, elle se résignera, elle mourra pure ; elle s’éteindra dans le désespoir, et ne faillira pas. Descendue sur la rive, au bras de l’homme qui deviendrait son amant si elle n’écoutait que son cœur, fière de marcher près de lui, soutenue par lui, elle s’embellit et rayonne ; et plus tard, quand il lui fait ses adieux, quand le mari et les enfans embrassent le voyageur, demeurée seule avec sa fille, elle le suit des yeux jusqu’à ce qu’il ait disparu ; elle est navrée et retient ses larmes, car, en pleurant le départ de l’étranger, elle croirait faillir, et sa fille, sa fille curieuse et cruelle sans le savoir, la regarde et l’épie.

Où tend ce récit ? Dans quel dessein l’auteur l’a-t-il commencé ? Mme de T. lui demandait s’il croyait les hommes capables de mourir d’amour comme les femmes ; il répondait : Oui, et ne trouvait à lui citer que Paul et Desgrieux, et Mme de T., triomphante, lui raconte l’histoire que je viens d’esquisser, car elle est sûre que l’héroïne de son récit ne peut tarder à mourir. Une fois rendue à elle-même, séparée de la seule créature qui animât sa vie, face à face avec le mari qu’elle ne peut aimer, en qui elle ne voit qu’un maître, n’ayant