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REVUE. — CHRONIQUE.
gile plaignait le sort des habitans de la campagne chassés par les vétérans, le sort de la campagne elle-même condamnée, par ces dépossessions violentes, par les longues dévastations de la guerre civile, à la stérilité. On a cru, non sans vraisemblance, que Virgile, dans ses Géorgiques, suivant les instructions de Mécène, tua Mæcenas haud mollia jussa, avait voulu seconder, autant qu’il était permis à un poète, les intentions réparatrices de la politique d’Auguste ; c’est un dessein qu’on ne peut méconnaître à cette même époque dans certaines odes d’Horace, dirigées contre un nouveau genre de ravages, ceux des villas qui se multiplient, qui s’étendent, chassant devant elles les cultivateurs, étouffant la culture sous leurs bosquets et leurs parterres[1]. La sympathie publique dut répondre à ces efforts de la poésie pour réhabiliter, ramener les vertus laborieuses de l’antique Italie, des vieux Sabins, de l’Étrurie, de cette cité, à son origine pastorale et agricole, qui y avait puisé sa force, trouvé les premiers élémens de sa future grandeur.

Hanc olim veteres vitam coluere Sabini ;
Hanc Remus et frater ; sic fortis Etruria crevit
Scilicet et rerum facta est pulcherrima Roma
[2].

Rome, c’est sous des titres divers le perpétuel, le véritable sujet de la muse nationale de Virgile. Dans la maturité de son âge, il rassemble toutes ses forces pour l’honorer par une épopée, noble et difficile entreprise, si légèrement, si vainement tentée depuis Nævius et Ennius jusqu’à lui, dans tant de compositions de caractère ou mythologique ou historique dont presque lui seul se souvient. Mais lequel de ces deux genres épiques doit-il traiter de préférence ? La mythologie ? elle est devenue une redite insupportable contre laquelle personne ne s’est plus déclaré que lui.
« … Qui ne connaît le dur Eurysthée, les autels du détesté Busiris ? Qui n’a chanté le jeune Hylas, l’île flottante de Latone, et Hippodamé, et Pelops à l’épaule d’ivoire, aux coursiers rapides ? »

.......... Quis aut Eurysthea durum
Aut illaudati nescit Busiridis aras ?
Cui non dictus Hylas, puer, et Latonia Delos,
Hippodameque, humeroque Pelops insignis eburno,
Acer equis
 ?……[3]

Fera-t-il, de l’histoire en vers ? L’histoire est bien voisine, bien réelle, bien ennemie de la fiction, bien prosaïque, et d’ailleurs les historiens sont déjà venus. Son œuvre sera à la fois mythologique et historique, elle suivra les deux directions entre lesquelles s’est partagée jusqu’ici l’épopée latine.
Virgile se place au sein de fables contemporaines de la guerre de Troie, et de là il s’ouvre de hardies perspectives dans l’avenir ; il voit de loin les Latins, les Albains, les Romains, Romanos rerum dominos gentemque togatam[4], la république, l’empire, Auguste et sa dynastie, … les Césars dans l’Élisée errants. Ainsi, par le choix de son point de vue, se déplaçant lui-même, puisqu’il ne peut déplacer, reculer l’histoire, il réussit à lui donner ce lointain poétique qui lui manquait ; il donne en même temps plus de réalité à la fable devenue le préambule presque historique des annales romaines. Cette fable, c’est la fable grecque, mais rajeunie par son mélange
  1. Hor., Od., ii, xii ; xv, 23 sq.
  2. Virg., Georg., ii, 5, 37, 59. Cf. Hor., Od., iii, vi, 23 sq.
  3. Virg., Georg., iii, 4 sq. Cf. Virg., Cul., 29 sq.
  4. Virg., Æn., i, 282.