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sur le modèle idéal de la beauté, prétendirent à l’exprimer dans des œuvres plus durables que l’airain, comme ils le disaient eux-mêmes avec une confiance que les siècles n’ont pas démentie :
Exegi monumentum ære perennius[1].
L’un d’eux, détachant sa main mourante du monument qu’il avait voulu élever à son pays et à son siècle et qu’un patriotique enthousiasme avait proclamé d’avance plus grand que l’Iliade, chef-d’œuvre inachevé auquel il pouvait dire, comme à son Marcellus : Si qua fata aspera rumpas… léguait à ses amis le soin, non pas de le donner au public qui l’attendait, mais de le détruire, le jugeant trop loin encore de cette perfection, l’objet de sa constante poursuite depuis tant d’années, et par laquelle seule il lui semblait que méritaient de vivre les productions de l’esprit. Ce testament, cassé par Auguste, et dans les formes, c’est-à-dire en beaux vers, me semble un des titres de Virgile ; il témoigne presque aussi hautement que ses chefs-d’œuvre, de son respect pour l’art, de la grandeur de sa vocation, de son courageux et puissant labeur ; il explique comment il lui a été donné, à lui et au petit nombre de ses vrais émules, de représenter seuls, comme je le disais tout-à-l’heure, la poésie d’un grand siècle littéraire.
Ovide lui-même, dont les vers semblaient la langue naturelle, n’a pas eu de moindres scrupules. On sait que, partant pour l’exil, il voulut, ainsi que Virgile et peut-être à son imitation, supprimer, ne les pouvant corriger, ses Métamorphoses. Il les brûla de sa main, mais d’indiscrètes copies, qui s’en étaient répandues, les conservèrent, contrariété à laquelle il lui fallut bien se résigner. Je ne suppose pas qu’il ait eu connaissance de ces copies et je le crois plus sincère que ne le fut Lulli, lorsque, dans une maladie, il sacrifia chrétiennement aux religieuses instances de son confesseur le manuscrit d’une partition dont il avait un double. Écoutez en quels termes ce charmant Ovide permet à ses Métamorphoses de vivre, tout imparfaites qu’elles sont, ou du moins qu’il les juge.
« Ce poème, comme beaucoup d’autres écrits, je l’avais, lors de mon départ, livré aux flammes, plein de tristesse… soit par ressentiment contre les muses, causes de ma disgrace, soit parce que mon œuvre ne me semblait qu’une ébauche encore informe. Si elle n’a pas péri tout entière, si elle existe encore, c’est, je pense, que quelque copie l’avait reproduite. Qu’elle vive, je le demande maintenant, et qu’amusant les loisirs du public, elle s’emploie avec ardeur à le faire souvenir de moi. Mais, pour qu’on en supporte la lecture, il faut qu’on sache que le poète n’y a pas mis la dernière main ; qu’elle a été enlevée de l’enclume à peine forgée ; que le poli de la lime lui a manqué. Aussi, ce n’est point la gloire, c’est l’indulgence que je sollicite ; ce sera me louer, ô lecteur ! autant que je souhaite l’être, que de ne me point rejeter. Encore une prière : place en tête de mon livre, si tu juges à propos de les transcrire, ces six vers que je t’envoie. Ô vous, qui que vous soyez, aux mains de qui tombera ce volume orphelin, donnez-lui pour le moins asile dans cette Rome, restée votre séjour ! Rappelez-vous, pour lui être plus favorable, qu’il n’a pas été publié par son auteur, qu’on l’a comme sauvé de mon bûcher fu-
  1. Hor., Od., iii, xxx, 1.