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mer à Pouzzol, l’affamer à Rome, l’accabler d’impôts, le chasser du cirque à coups de bâton, ou même d’épée ; le peuple, en femme qu’il est, s’obstinait à aimer Caïus. Caïus, après tout, n’avait que vingt-huit ans ; on l’avait aimé tout enfant comme fils de Germanicus : laissez-le mûrir, pensait peut-être le peuple, comme ces vieillards qui attendent patiemment à un retour vers le bien le jeune homme qu’ils ont vu naître, tout en souffrant de ses folies de jeunesse. C’était un enfant gâté par la mauvaise éducation des Césars, blessé par la rigueur de Tibère, si fou, si inconséquent, si grandiose en certaines choses, si ridicule bouffon en d’autres, si curieux à voir, quoique bien rude à vivre ! Aussi y avait-il quelque part, bien bas sans doute, dans la populace, un groupe d’hommes à qui il plaisait, êtres si obscurs, si cachés dans leurs guenilles, ayant besoin de si peu, qu’à vrai dire ils n’avaient à craindre ni à souffrir grand’chose d’un empereur ; — oisifs, chevaliers d’aventures, devins, Grecs, esclaves, tourbe de gens qui fourmillaient à vos pieds dans Rome ; qui, pauvres et nus, mais vivant sans travailler, prenaient la vie en passe-temps, la politique en spectacle, César en comédien ; qui trouvaient Caïus original, et qui l’aimaient.

Pensez aussi à l’absence de cette moralité presque instinctive qui nous rend souvent meilleurs que nous ne voulons être, et qui nous donne enfin quelque horreur des crimes mêmes dont nous ne souffrons pas ; elle était, je crois, assez peu connue de ce temps. Un meurtre commis bien loin n’était guère qu’une belle histoire à conter : les brigandages de Caïus dans les Gaules étaient pour les Romains quelque chose comme un roman à la moderne, et les Gaulois devaient se divertir de même du récit des proscriptions de Rome. — Aujourd’hui, les quatre ans pendant lesquels l’univers se plia aux caprices d’un fou à lier sont pour nous de la mythologie : si Caligula eût été un prince moderne, six mois après sa maladie, le sénat, le parlement, les cortès, la diète, ce pouvoir quelconque qui souvent n’existe pas dans le cours ordinaire des choses, mais qu’on retrouve et qu’on refait dans de certaines circonstances, eût nommé une régence, dépossédé le souverain, et de son palais l’eût envoyé à Bedlam. Dans l’empire il n’y avait pas même pour cela assez d’unité, assez d’esprit public, assez de cohésion ; l’isolement et l’égoïsme faisaient que nul n’osait se mettre en avant pour tous, incertain s’il serait avoué ou non, s’il serait soutenu ou abandonné : le pouvoir restait donc à celui qui l’avait, fût-il fou, fou furieux, fou sanguinaire.

C’est que depuis ce temps le monde a subi une grande réforme, la