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LA DERNIÈRE ALDINI.

de force et de bonté. Enfin, pour tout dire, elle était brave au moral et au physique, et les gens de ce tempérament valent toujours quelque chose, où qu’ils soient et quoi qu’ils fassent.

— Ma pauvre enfant, lui disais-je chemin faisant, tu vas être bien attrapée si Nasi te prend au mot et te laisse partir pour la France. — Il n’y a pas de danger, disait-elle en souriant, oubliant qu’elle venait de me dire que pour rien au monde elle ne se laisserait fléchir par ses soumissions. — Mais enfin, supposons que cela arrive, que feras-tu ? Tu n’as rien au monde, et tu n’as pas coutume de garder les dons des amans que tu quittes. C’est pour cela que je t’estime un peu, malgré tous tes crimes. Voyons, dis-moi, que vas-tu devenir ? — J’aurai du chagrin, me répondit-elle ; oui, vraiment, Lélio, j’aurai des regrets, car Nasi est un digne homme, un excellent cœur. Je parie que je pleurerai pendant… je ne sais pas combien de temps ! Mais enfin on a une destinée, ou on n’en a pas. Si Dieu veut que j’aille en France, c’est apparemment parce que je n’ai plus rien d’heureux à rencontrer en Italie. Si je me sépare de ce bon et tendre amant, c’est sans doute que là-bas un homme plus dévoué et plus courageux m’attend pour m’épouser, et pour prouver au monde que l’amour est au-dessus de tous les préjugés ; n’en doute pas Lélio, je serai princesse, reine peut-être. Une vieille sorcière de Malamocco me l’a prédit dans mon horoscope lorsque je n’avais que quatre ans, et je l’ai toujours cru ; preuve que cela doit être ! — Preuve concluante, repris-je, argument sans réplique ! reine de Barataria, je te salue !

— Qu’est-ce que c’est que la Barataria ? Est-ce que c’est le nouvel opéra de Cimarosa ?

— Non, c’est le nom de l’étoile qui préside à ta destinée.

Nous arrivâmes à Cafaggiolo et n’y trouvâmes point Nasi. — Ton étoile pâlit, la fortune t’abandonne, dis-je à la Chioggiote. — Elle se mordit la lèvre et reprit aussitôt avec un sourire : Avant le lever du soleil, il y a toujours des brouillards sur les lagunes. Dans tous les cas, il faut prendre des forces, afin d’être préparé aux coups de la destinée. En parlant ainsi, elle se mit à table, avala presque une daube truffée, après quoi elle dormit douze heures sans désemparer, passa trois heures à sa toilette et pétilla d’esprit et d’absurdité jusqu’au soir. Nasi n’arriva point.

Pour moi, au milieu de la gaieté et de l’animation que cette bonne fille avait apportée dans ma solitude, j’étais préoccupé du souvenir de mon aventure à la villa Grimani, et tourmenté du désir de revoir